Comme si les pertes financières et l’augmentation de la pauvreté provoquées par la crise ne suffisaient pas, le Liban subit aujourd’hui son coup économique et social le plus dévastateur et le plus irréversible : l’érosion de son capital humain. L’échec politique à traiter l’effondrement financier, la guerre qui a frappé le Liban au cours des deux dernières années et la détérioration continue des conditions économiques ont déclenché une nouvelle vague d’émigration ciblant des travailleurs hautement qualifiés et expérimentés. Cet exode épuise l’un des actifs les plus essentiels de l’économie libanaise : sa main-d’œuvre.
Une nouvelle vague de fuite des cerveaux
L’un des constats les plus alarmants des sondages menés par Arab Barometer (arabbarometer.org) est la forte volonté d’émigrer, en particulier chez la main-d’œuvre instruite qui détient les clés de la croissance économique future. Les enquêtes menées l’année dernière montrent que 58 % des jeunes âgés de 18 à 29 ans souhaitent quitter le Liban, tandis que 46 % des diplômés universitaires affirment être enclins à émigrer — un pourcentage bien supérieur à celui des personnes ayant un niveau d’éducation plus faible.
Interrogés sur les raisons, les répondants citent principalement les conditions économiques (72 % de l’échantillon) et les préoccupations sécuritaires (27 %), ce qui en fait les principaux moteurs de l’émigration. Cette perte touche directement des secteurs vitaux et pourrait devenir un obstacle majeur à toute reprise future possible.
Graphique 1 : Sondages sur l’émigration (Source : Arab Barometer)
Les secteurs les plus menacés
Le secteur de la santé :
Le Liban a longtemps été un pôle médical régional, donnant naissance au tourisme médical. Mais depuis le début de la crise, des milliers de médecins et d’infirmiers ont émigré vers l’Europe, les pays arabes, les États-Unis et le Canada. Le pays perd ainsi un savoir-faire qui ne peut être remplacé qu’après de longues années de formation d’une nouvelle génération de professionnels de la santé.
Le secteur de la technologie :
Les ingénieurs et les spécialistes de ce secteur sont essentiels à toute croissance économique durable — comme le souligne la fonction de production Cobb-Douglas — surtout que la seule voie compétitive pour l’avenir du Liban réside dans une économie fondée sur le savoir, dont la main-d’œuvre constitue la colonne vertébrale. Leur départ représente une perte majeure pour l’avenir économique du pays.
Le secteur de l’éducation :
Les salaires bas ont poussé de nombreux enseignants à partir, ce qui menace directement la qualité de l’éducation, notamment dans les domaines les plus demandés sur le marché du travail.
Il est à noter que la Banque mondiale a mis en garde contre un « épuisement dangereux du capital humain » au Liban en raison de la crise économique — une menace économique et sociale majeure dont il sera extrêmement difficile de contenir les conséquences.
Impact sur le PIB et les finances publiques
L’exode des travailleurs hautement qualifiés porte un coup au Liban sur deux niveaux : l’économie et les finances publiques.
Sur le plan économique, cette migration inflige une perte sévère au secteur privé en raison de la baisse de productivité. Le capital humain est un moteur essentiel de la croissance économique, particulièrement dans les économies axées sur les services. Le perdre signifie perdre la capacité de générer de nouvelles idées susceptibles d’être commercialisées sous forme de produits ou de services, et donc perdre la capacité de créer des emplois pour les nouveaux diplômés. À long terme, cela se traduit par une baisse du PIB.
Cette tendance affecte également les finances publiques. Les travailleurs hautement qualifiés gagnent généralement des revenus plus élevés et se situent dans les catégories supérieures de la classe moyenne et de la classe aisée — ce qui en fait une source essentielle de recettes fiscales, pilier du budget de l’État. La diminution de leur nombre entraînera inévitablement une baisse des revenus publics, poussant l’État à augmenter les impôts pour compenser les pertes, ce qui aggravera la pauvreté.
Les points positifs des transferts des expatriés — mais…
Les transferts financiers des expatriés libanais et leurs dépenses lors de leurs visites représentent aujourd’hui plus de 30 % du PIB. Ils constituent une source vitale de devises étrangères — dont le Liban a désespérément besoin — et c’est indéniablement un facteur positif.
Cependant, cet élément comporte aussi un revers. Les études montrent que ces transferts sont désormais utilisés presque entièrement pour couvrir les besoins essentiels. Ils sont devenus un filet de sécurité sociale fragile, car ils financent la consommation au lieu de renforcer la machine économique libanaise.
Plus inquiétant encore : au lieu d’être investis dans des projets productifs, ces fonds sont dépensés dans la consommation — ce qui signifie que l’économie libanaise ne peut pas croître, conformément au principe : « Pas d’investissements = pas de croissance ».
Cette réalité alimente également l’économie en cash, qui a placé le Liban sur la « liste grise » du GAFI. En l’absence de réformes significatives du secteur bancaire, le pays fait face à un dilemme majeur : maintenir les flux de liquidités (avec le risque d’être transférés sur la liste noire) ou restreindre les transferts sous pression internationale (ce qui accentuerait la pauvreté).
Une issue possible
En définitive, le Liban ne peut sortir de cette impasse qu’à travers des réformes économiques et financières structurelles — en particulier dans le secteur public et le secteur bancaire. L’histoire a montré que, depuis le début de la crise en 2019, les gouvernements successifs ont échoué à mettre en œuvre les réformes nécessaires.
Et si les actifs de l’État et une partie des actifs de la Banque du Liban sont protégés dans une certaine mesure par des cadres juridiques qui les préservent — comme l’or — les talents libanais, eux, ne bénéficient d’aucune protection. Leur émigration laissera donc des conséquences profondes et durables, condamnant le pays à des décennies de déclin en attendant que les décisions politiques deviennent enfin rationnelles.
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