Aux IIe et IIIe siècles de notre ère, Beyrouth — alors connue sous le nom de Berytus — s’imposa comme un centre culturel de premier plan sous la domination romaine, se transformant en un pôle majeur de l’étude du droit dans l’Empire après la fondation de l’École de droit de Beyrouth au début du IIIe siècle. L’école atteignit son apogée au Ve siècle, lorsque la langue d’enseignement passa du latin au grec, obligeant les étudiants à maîtriser les deux idiomes pour comprendre les fondements des principes juridiques. Beyrouth fut la seule ville, aux côtés de Rome et de Constantinople, à recevoir de l’empereur l’autorisation officielle d’enseigner le droit romain.
Le privilège impérial accordé à l’École de droit de Beyrouth reflétait son statut éminent de centre juridique pionnier dans l’Empire romain, notamment après qu’on lui eut confié la conservation des constitutions et reconnu l’enseignement officiel du droit. Ces facteurs — alliés à la position géographique de Beyrouth et à son héritage culturel et philosophique — consolidèrent son rang de centre d’apprentissage mondial. Des étudiants venus de tout l’Empire affluaient pour suivre l’enseignement de ses professeurs et approfondir la jurisprudence romaine. Elle forma des générations de juristes de renom qui marquèrent profondément la codification du droit, en particulier dans le Corpus Juris Civilis commandé par Justinien au VIe siècle, considéré comme l’un des plus grands accomplissements de la civilisation juridique romaine. Cette œuvre devint ensuite le fondement du droit civil européen et, par extension, l’une des pierres angulaires de la civilisation occidentale moderne.
L’historien du droit français Pierre Collinet s’est distingué par ses recherches pionnières sur l’École de droit de Beyrouth, notamment avec son ouvrage de référence Histoire de l’École de Droit de Beyrouth, qui reste l’une des principales sources pour comprendre les origines et le développement de cette institution. Collinet s’appuya sur des textes historiques, des inscriptions et des sources juridiques pour reconstituer l’organisation et la pensée de l’école, mettant en lumière le rôle central joué par Berytus comme foyer d’enseignement juridique dans l’Empire romain d’Orient.
Dans le même esprit, Linda Jones, dans son livre Roman Berytus, souligne que Beyrouth était reconnue comme un centre prestigieux d’études juridiques et de formation en langue et littérature latines. Sa réputation débuta sous le patronage de la dynastie des Sévères et perdura à travers les règnes successifs et les bouleversements politiques, au point que la ville fut qualifiée de polis romaikotera, « la plus romaine » parmi les cités grecques d’Orient.
Grégoire de Nazianze la décrivit comme « la belle cité de Phénicie, siège des lois romaines », une appellation reprise par Zacharie de Mytilène, qui confirma son titre de « Mère des lois » — devenu plus tard dans le Digeste legum Nutrix, « nourrice des lois ». Le philosophe Libanios employa des termes plus philosophiques, la qualifiant de Pankale (« bonté, noblesse et beauté »), de Kalliste Polis (« la plus belle des cités »), et de Nomon Metera (« mère des lois »).
Cette progression des titres — de « la belle cité » à « nourrice des lois » — reflète avec éloquence le prestige de Beyrouth. Les épithètes récurrentes traduisent une estime exceptionnelle pour son rôle, au point que l’expression « Mère des lois » est devenue la description précise d’une réalité historique, et non une simple métaphore poétique ou un élan nostalgique. Elle reposait sur la contribution tangible de la ville à la production et à la codification de la pensée juridique, ainsi qu’à l’ancrage des notions de justice et de droits dans un système légal universel. Fait notable : jamais aucune autre ville dans l’histoire n’a reçu un tel titre.
L’École de droit de Beyrouth disparut en 551, lorsqu’un séisme détruisit la ville, effaçant ses vestiges matériels et laissant place aux conjectures sur son emplacement exact. Mais son héritage intellectuel demeura vivant dans les textes juridiques, et des noms tels qu’Ulpien et Papinien — juristes qui enseignèrent à Beyrouth et façonnèrent la pensée juridique romaine — continuèrent à briller. À cette époque, le droit était une langue commune entre les cités, et Beyrouth traça un modèle unique sous domination étrangère, exportant des lois tout comme ses ancêtres phéniciens avaient exporté l’alphabet et les sciences. Beyrouth était la ville qui enseignait et légiférait.
Mais où est passée aujourd’hui la « Mère des lois » ? Beyrouth est devenue une cité de discours et de vacarme, où le langage politique se veut volontairement élastique, conçu pour tromper, loin de la précision nécessaire au texte législatif — comme si le séisme avait frappé les esprits plutôt que les pierres, et que le droit n’était plus qu’un instrument aux mains des politiciens. La Beyrouth qui enseignait jadis au monde, peut-elle seulement se gouverner elle-même dans un État d’institutions affranchi des seigneurs de guerre communautaires ? Et si l'auto gouvernance est devenue presque impossible, quel est le plus grand danger : se résigner à l’ignorance et à la culture de mort, ou se relever sous l’autorité d’un État fort afin de nous concentrer sur notre vie pratique et notre renaissance intellectuelle ?
Une ville dotée d’un tel héritage peut-elle encore l’assumer alors que nous débattons encore de l’indépendance de la justice et de l’autonomie des juges ? Suffit-il de répéter les slogans du passé et de les glorifier, tout en échouant à bâtir un État civil respectueux du droit — miné par des politiques irresponsables, des ambitions étrangères et des contradictions internes qui détruisent ce que nos ancêtres ont construit et défigurent ce titre prestigieux ?
Cet héritage, bien que marginalisé dans les temps modernes, demeure présent dans la mémoire. Le slogan subsiste encore aujourd’hui, résonnant dans les discours, les conférences, les textes littéraires et artistiques. Il constitue un point de départ pour réfléchir au rôle contemporain de Beyrouth comme incubateur potentiel d’une nouvelle renaissance juridique et civique. Jadis, Beyrouth exportait les lois ; aujourd’hui, elle sombre dans les effondrements.
La « Mère des lois » ne mérite pas une telle ruine.
Lamis Choukair - Écrivaine et productrice libanaise
Prière de partager vos commentaires sur:
[email protected]
