La décision du procureur financier, le juge Maher Chaaito, a suscité un vif intérêt au Liban, notamment chez les déposants. Le magistrat a ordonné à toutes les personnes ayant transféré des fonds à l’étranger durant la période de l’effondrement financier de les rapatrier.

Présentée dans les médias, la décision semblait s’appliquer à tous ceux qui avaient déplacé leurs dollars au-delà des frontières après le 17 octobre 2019. Une telle mesure offrirait, d’une part, une forme de justice aux déposants dont les droits ont été rationnés au compte-gouttes par les circulaires, et, d’autre part, permettrait aux banques de reconstituer une partie de leur liquidité, de prolonger la survie du système actuel ou d’augmenter les versements mensuels. Mais une lecture juridique plus fine révèle une autre dimension : il ne s’agit pas uniquement des droits des déposants ou de l’économie, mais aussi de pressions internationales visant le Liban pour qu’il adopte des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, afin d’accélérer sa sortie de la liste grise du GAFI et de la liste noire de l’Union européenne, selon l’avocat et professeur de droit fiscal Karim Daher.

La décision telle qu’annoncée

Le texte, accueilli par des déposants en quête d’une « gorgée » de justice après cinq années de sécheresse, stipule : « Sur la base d’enquêtes en cours, les personnes physiques et morales, y compris des banquiers, sont tenues de déposer dans des banques libanaises des montants équivalents à ceux qu’elles ont transférés à l’étranger pendant la crise bancaire et financière, et dans la même devise, dans un délai de deux mois, sous la supervision du parquet financier et selon ses conditions. »

En pratique, le juge reconnaît que les fonds transférés peuvent avoir été investis en actions, biens immobiliers ou obligations, et ne plus exister sous forme de liquidités. Mais l’essentiel est ailleurs : le délai de deux mois constitue la « carotte », explique Daher. En cas de non-conformité, viendra le « bâton » : un audit des transferts pour en vérifier la légalité et sanctionner les contrevenants. L’objectif actuel semble moins la punition que le renforcement de la liquidité, la réduction de l’écart financier et la préparation d’une loi sur la répartition des pertes.

Se posent alors les questions clés : sur quelle base le juge Chaaito s’appuie-t-il ? Quelles sont ses prérogatives ? Et dans quelles conditions les déposants pourraient-ils en bénéficier ?

Fondements juridiques

Daher avance deux pistes.

La première : le recours au texte de la loi sur la réforme et la restructuration bancaire adoptée le 31 juillet 2025. L’article 16 confère à une deuxième chambre de la Haute Autorité bancaire le droit d’exiger le rapatriement des fonds transférés après le 17 octobre 2019. Mais cette loi n’a pas encore été signée par le président ni publiée au Journal officiel ; elle n’est donc pas exécutoire. En outre, la compétence relève de la chambre spécialisée, non du parquet financier.

La seconde hypothèse, plus vraisemblable, est que la décision s’appuie sur les prérogatives du parquet financier en matière de protection des fonds publics et de poursuite des infractions : détournement, corruption, abus de pouvoir ou usage d’informations privilégiées (loi 161/2011). La loi 44/2015 relative à la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme permet également de poursuivre les banquiers pour usage d’informations confidentielles à des fins personnelles.

Ainsi, en reliant ces textes, un transfert de fonds peut être requalifié en opération de blanchiment, conformément à l’article 2 de la loi 44. L’article 3 prévoit une amende égale au double du montant transféré, assortie d’une peine de prison de trois à sept ans. Les enquêtes peuvent aussi invoquer la Convention des Nations unies contre la corruption (ratifiée par le Liban en 2008), qui permet la restitution d’avoirs. Enfin, l’absence de déclaration fiscale peut être assimilée à une fraude, sanctionnée par la loi 55/2016 sur l’échange d’informations fiscales.

Qui doit rapatrier ses fonds ?

La décision ne concerne pas tous les transferts postérieurs à 2019, mais uniquement ceux jugés suspects au terme des enquêtes, selon les lois en vigueur au moment du transfert. Les sommes récupérées ne retourneront pas toutes dans les banques : une partie sera absorbée par le Trésor, sous forme d’amendes ou de confiscations.

Les déposants en profiteront-ils ?

Si les fonds appartiennent à des fonctionnaires ou à des personnalités politiquement exposées ayant usé de leur influence, les poursuites s’appuieraient sur le Code pénal (articles 351 et suivants) pour abus de pouvoir et d’influence. Les montants seraient alors classés en deux catégories : légitimes ou illicites.

Les fonds légitimes seraient reversés sur les comptes des déposants et traités comme les autres dépôts, sans privilège particulier, ce qui renforcerait la liquidité bancaire et accélérerait les remboursements. Les fonds illicites ou non justifiés, en revanche, seraient confisqués par l’État en vertu de la loi sur l’enrichissement illicite (189/2021).

Pour le secteur privé, notamment les banquiers, tout transfert lié à un abus d’informations confidentielles relèverait de la loi 44/2015. Ces fonds seraient restitués au système bancaire, mais assortis d’amendes au profit du Trésor.

Vers un fonds de restitution des dépôts

Bien qu’attendue depuis longtemps, cette mesure constitue une première étape vers la réforme du secteur bancaire et la reddition de comptes. Le problème est qu’une partie substantielle de ces fonds pourrait alimenter le Trésor public, sans retour direct pour les déposants. Le principe de non-affectation interdit en effet à l’État de réserver les produits des confiscations illicites aux déposants.

Daher plaide donc pour l’adoption rapide d’une loi créant un Fonds souverain de restitution des dépôts, où seraient centralisées toutes les sommes rapatriées afin de les affecter aux déposants. « Une tentative sérieuse existe », souligne-t-il, « pour inclure dans ce fonds l’indemnisation des victimes de la corruption, c’est-à-dire les déposants ».

Au fond, ce mouvement n’aurait pas vu le jour sans la pression du Groupe d’action financière et d’autres instances internationales. Leur objectif reste clair : couper les circuits de blanchiment et limiter le financement des groupes armés.