La première interview de l’ancien gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, après sa sortie de prison, a ravivé la plaie de l’effondrement financier qui ronge le Liban depuis six ans. Si Salamé n’a pas hésité à accuser la classe politique d’avoir provoqué la pire crise monétaire de l’histoire du pays — et à blâmer les banques pour leur avidité — lui-même est loin d’être innocent. Il a contribué à offrir à l’État un « chèque en blanc », lui permettant de dépenser de manière imprudente et sans aucun contrôle.
Au début des années 1990, une décision conjointe fut prise entre les « seigneurs de la guerre » et Riad Salamé pour poursuivre une politique monétaire dont les éléments criminels étaient déjà parfaitement en place. Cette politique, imposée à contrecœur durant les derniers mois du mandat d’Edmond Naïm et approfondie sous celui de Michel Khoury, est exactement celle qui conduira, à la veille du 17 octobre 2019, à un effondrement inévitable après près de trois décennies passées à acheter du temps au prix fort.
Le premier jour de Salamé
Le 1er août 1993, alors qu’il se rendait pour la première fois à la Banque du Liban en traversant les amas de gravats, les souvenirs affluaient dans l’esprit de Salamé. En passant devant le ministère de l’Intérieur — en face de la Banque — il se remémora l’agression physique subie par son prédécesseur, Edmond Naïm, trois ans plus tôt, pour avoir refusé d’accorder au gouvernement un financement sans limites. En montant les escaliers jusqu’à son bureau au sixième étage, Salamé revoyait les poings serrés de Naïm et les traces qu’ils avaient laissées sur les portes, les tables et les chaises, alors qu’il résistait à ceux qui tentaient de le traîner vers le véhicule militaire chargé de le mener — en état d’arrestation — devant le ministre de l’Intérieur Élias el-Khazen.
À peine entré dans son bureau, une autre voix résonna : celle du président du Parlement Hussein el-Husseini, fulminant contre le refus de la Banque du Liban de financer l’État : « Comment Jouha peut-il devenir plus grand que son père ? Dans quel pays du monde a-t-on entendu dire qu’une institution de l’État se place au-dessus du Conseil des ministres ? Mais l’image la plus alarmante de cette première journée fut sans doute l’accord politique tacite mettant fin à toute poursuite judiciaire contre les agents des FSI qui avaient exécuté l’ordre d’el-Khazen d’arrêter Naïm — ainsi que l’annulation de la décision limogeant le ministre. Un signal clair : toute la classe politique s’était unie pour briser l’indépendance de la Banque centrale et l’empêcher de jouer le rôle que lui attribue le Code de la monnaie et du crédit.
Les deux fautes
Contrairement à Edmond Naïm — qui avait démissionné quelques mois après que le pouvoir politique eut violé l’indépendance de la Banque centrale — Riad Salamé n’a pas quitté son poste. Au contraire, il a embrassé ce système déformé « jusqu’à ce qu’il éclate », contribuant à faire exploser l’ensemble du système. Au lieu de renforcer la Banque du Liban et de la guider vers sa mission fondamentale — maintenir la stabilité des prix et protéger le pays contre l’inflation — Salamé a commis deux fautes mortelles, violant ouvertement les articles 229 et 91 du Code de la monnaie et du crédit.
Première faute : la fixation du taux de change
En 1998, Salamé approuva la fixation du taux de change à 1 500 livres libanaises pour un dollar, en violation directe de l’article 229, qui stipule clairement :
« La livre libanaise est liée au dollar américain, défini comme valant 0,888681 gramme d’or pur, par un taux de change flottant reflétant le plus fidèlement possible la valeur observée sur le marché libre. Ce taux constitue le prix légal transitoire de la livre libanaise. »
En figeant le taux de change, Salamé a détruit le seul indicateur réel permettant de mesurer la performance économique du pays et l’a remplacé par un repère artificiel et irréaliste. Chaque signal économique a été faussé : les salaires ont augmenté, les prix de l’immobilier ont flambé, le pouvoir d’achat s’est artificiellement amélioré, les prêts bancaires ont explosé, les produits locaux ont perdu leur compétitivité à l’étranger, les importations ont grimpé, et le déficit commercial s’est creusé. L’économie libanaise est devenue une énorme bulle prête à éclater à tout moment.
« Le taux de change libre fonctionne comme un baromètre », souligne Mounir Rached, président de l’Association économique libanaise. « Il baisse lorsque la situation se détériore et remonte lorsqu’elle s’améliore. » Au Liban, le taux est resté stable malgré l’effondrement économique et l’aggravation des déficits jumeaux — au Trésor et dans la balance des paiements.
Cette parité fixe s’est maintenue malgré la hausse de la dette publique et le déséquilibre fiscal, en contradiction totale avec les principes économiques les plus élémentaires. Même la recommandation du FMI, lors de la préparation de la conférence de Paris I en 2001 — préconisant une dévaluation contrôlée — a été ignorée. Le taux fixe est devenu le « carburant » alimentant la corruption, le gaspillage et la dilapidation des richesses publiques et privées.
Deuxième faute : l’abandon de l’indépendance de la Banque centrale
Ce qu’Edmond Naïm avait farouchement défendu, Riad Salamé l’a abandonné à plusieurs reprises et avec une facilité déconcertante. Sous son mandat, le financement de l’État est devenu la règle plutôt que l’exception — malgré l’article 91 du Code, qui n’autorise les prêts à l’État qu’à titre strictement exceptionnel, temporaire et encadré.
« Depuis la tentative d’enlèvement du gouverneur Naïm, la Banque du Liban a perdu son indépendance en matière de prêts à l’État », écrit l’ancien vice-gouverneur Ghassan Ayash dans Behind the Walls of Banque du Liban. « Cette indépendance a été consacrée par la loi non pas pour permettre au gouverneur d’agir de manière arbitraire envers le gouvernement, mais pour protéger la Banque des pressions politiques menant à l’inflation et à l’instabilité. »
La politique de Salamé — ouvrant grand les coffres de la Banque centrale aux gouvernements successifs — a eu un double effet destructeur :
– Elle a forcé une hausse brutale des taux d’intérêt pour attirer les dépôts, privant les secteurs productifs d’investissements et de croissance.
– Et elle a supprimé toute incitation pour l’État à réformer, à commencer par le secteur de l’électricité.
Selon l’actuel gouverneur Karim Saïd, le mandat de la Banque centrale s’inscrit dans le long terme, alors que l’autorité politique raisonne sur le court ou moyen terme. Cette divergence est précisément la raison pour laquelle l’article 91 est rédigé de façon stricte et détaillée : « Le législateur n’est pas bavard », rappelle Saïd — c’est un avertissement clair contre l’endettement dangereux de l’État.
Salamé aurait-il pu dire non ?
Riad Salamé aurait-il pu « taper du pied » en refusant la fixation du taux de change et en refusant de financer l’État conformément à la loi ?
Si la réponse est un « non » catégorique — à la lumière du sort réservé à Edmond Naïm et à Michel Khoury — il aurait au minimum pu rendre la tâche plus difficile, comme le font aujourd’hui le gouverneur en poste et le Conseil central. Mais ce que Salamé ne pourra jamais effacer, c’est sa complicité inégalée avec le système politique, et sa décision d’offrir la Banque centrale — et l’argent des déposants — sur un plateau d’or à une classe dirigeante qui a dévasté le pays.
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