Depuis des siècles, le Moyen-Orient est connu comme un passage stratégique pour la circulation des personnes et des marchandises. Mais depuis une décennie, la région occupe une place centrale dans les stratégies du commerce mondial, alors que les grandes puissances cherchent à en faire un pivot de la connectivité internationale. Les routes maritimes traditionnelles et les nouveaux corridors terrestres ne sont plus de simples voies commerciales : ce sont désormais des terrains de confrontation dans une nouvelle lutte géopolitique baptisée les guerres de l’infrastructure.
Au cœur de cette rivalité se trouvent deux méga-projets internationaux :
L’Initiative chinoise « la Ceinture et la Route » (BRI)
Le Corridor économique Inde–Moyen-Orient–Europe (IMEC), soutenu par le G7, l’Union européenne et les États-Unis.
Bien que les deux projets soient appelés à redessiner le paysage du commerce mondial, l’instabilité au Moyen-Orient risque d’en freiner la concrétisation.
La décennie du Dragon
Depuis son lancement en 2013, l’Initiative de la Ceinture et la Route a construit un vaste réseau d’infrastructures en Asie, en Afrique et en Europe, évalué à des milliers de milliards de dollars. L’ampleur du projet reflète la stratégie d’intégration financière de la Chine et ses investissements durables dans les ports du Moyen-Orient et la sécurité énergétique.
La région a obtenu la plus grande part des projets de la BRI, notamment dans l’énergie et la technologie. Pékin a aligné ses objectifs sur les stratégies de diversification des pays du Golfe, décrochant des contrats majeurs dans le développement ferroviaire en Arabie saoudite, de vastes raffineries en Irak, ainsi que des infrastructures portuaires aux Émirats arabes unis.
La force de la BRI réside dans sa maturité, son échelle et ses mécanismes de financement centralisés, notamment via la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (voir graphique 1). Pour attirer des pays hôtes, la Chine a assoupli les conditions politiques de ses projets.
Mais l'initiative demeure vulnérable aux turbulences géopolitiques. Malgré un accès maritime large, les événements récents au Moyen-Orient — combinés à sa forte dépendance au canal de Suez et à la mer Rouge — ont exposé la Chine aux perturbations régionales. Le Corridor économique Chine-Pakistan a aussi connu des obstacles financiers et sécuritaires récurrents, réduisant sa capacité dans certaines régions d’Asie.
L’initiative occidentale
Lors du Sommet du G20 de 2023, un nouveau corridor a été annoncé : le Corridor économique Inde–Moyen-Orient–Europe (IMEC), présenté comme une alternative transparente et durable à la BRI. Dans les faits, il s’agit d’une alliance stratégique reliant l’Inde, les États-Unis, l’Union européenne, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Italie, la France et l’Allemagne (voir graphique 2).
Le projet propose un réseau multimodal reliant ports indiens, Émirats arabes unis, péninsule arabique via l’Arabie saoudite, Jordanie, port de Haïfa, puis Europe. Il inclut également des réseaux électriques intégrés, des pipelines d’hydrogène propre et des câbles à fibre optique à haute vitesse — un corridor numérique pour le XXIᵉ siècle (voir graphique 3).
Contrairement au modèle centralisé et vertical de la Chine, IMEC adopte une approche coopérative visant des bénéfices partagés et la création d’emplois locaux. Pour les États-Unis et l’Europe, le corridor est un outil de rééquilibrage géo-économique en Eurasie. Pour l’Inde, c’est une diversification stratégique essentielle qui contourne les goulets d’étranglement actuels et sert sa politique de « regard vers l’Ouest » pour renforcer sa présence dans le Golfe riche en énergie.
Concurrence et chevauchements
La question centrale est la suivante : IMEC et BRI sont-ils rivaux ou complémentaires ?
Stratégiquement, la rivalité est évidente.
Les deux projets incarnent deux pôles géopolitiques opposés :
– la vision chinoise eurasienne
– le bloc indo-pacifique mené par les États-Unis
La tension est exacerbée par le conflit frontalier entre l’Inde et la Chine, les critiques liées au « piège de la dette » et l’accent mis par IMEC sur la souveraineté et la transparence.
Mais sur le terrain, la réalité est plus nuancée.
L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis refusent de choisir un seul camp. Ils cherchent plutôt à devenir des hubs doubles, servant les deux projets simultanément. Leur raisonnement : plus de connectivité signifie plus de revenus. Leurs ports et infrastructures logistiques fonctionnent déjà dans les deux cadres, transformant le Golfe en un point de convergence incontournable du commerce mondial.
De plus, l’incapacité de la Turquie et de l’Iran à dépasser leurs différends empêche la naissance de corridors régionaux cohérents. Cela donne à IMEC un avantage, en offrant une solution qu’aucun segment de la BRI n’a su imposer. À noter que le président turc Erdoğan a proposé le « Projet de Route du Développement » en Irak, destiné à créer un lien direct entre le Golfe et l’Europe via l’Irak.
Graphique 1 : Comparaison entre IMEC et BRI (Source : Auteur)
Graphique 2 : Itinéraire multimodal proposé (Source : Auteur)
Graphique 3 : Domaines d’investissement des deux projets (Source : Auteur)
L’instabilité : le facteur décisif
L’instabilité au Moyen-Orient constitue l’obstacle majeur aux deux initiatives, surtout à court terme.
IMEC a été conçu dans un contexte façonné par les Accords d’Abraham, reposant sur la stabilité politique au Levant. La guerre de Gaza fin 2023 a mis le projet sous forte pression et perturbé la coopération entre les États participants, notamment arabes et Israël.
La BRI est confrontée à des défis similaires. Les attaques des Houthis contre des navires marchands en mer Rouge ont provoqué une baisse marquée du trafic à Bab el-Mandeb et au canal de Suez. Les grandes compagnies maritimes ont dû contourner le cap de Bonne-Espérance, allongeant les trajets de plusieurs semaines et augmentant considérablement les coûts.
L’avenir de la connectivité
La rivalité entre la BRI et IMEC reflète un changement profond dans les équilibres de puissance mondiaux. Pourtant, le Moyen-Orient demeure la variable déterminante, grâce à son contrôle sur des points d’étranglement maritimes et politiques essentiels.
Si les guerres du passé se livraient sur les champs de bataille, celles d’aujourd’hui se mènent par d’autres moyens : diplomatie, investissements de plusieurs milliards de dollars et évaluation permanente des risques. Le vainqueur sera celui qui saura convaincre les investisseurs que son projet offre stabilité, fluidité commerciale et sécurité des chaînes d’approvisionnement.
Dans cette nouvelle ère des guerres de l’infrastructure, c’est la vision — et non la force militaire — qui façonnera l’avenir du commerce mondial.
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