L’inscription du Liban sur la liste grise du Groupe d’action financière (GAFI) à l’automne 2023 a constitué un revers majeur dans ses efforts pour rétablir la confiance internationale. Pourtant, cette désignation n'était pas une fin en soi, mais plutôt le point de départ d’un processus de réforme : elle visait à pousser l’État à renforcer son cadre de lutte contre le blanchiment d’argent, à corriger les dysfonctionnements systémiques et à imposer des sanctions plus strictes. Depuis, plusieurs institutions publiques, notamment le ministère de la Justice, ont entrepris des démarches sérieuses pour répondre au plan d’action en 11 points du GAFI. Les choses avançaient progressivement, jusqu’à ce que la Banque du Liban (BDL) annonce la signature d’un accord controversé avec la société américaine K2 Integrity, censé aider le Liban à sortir de la liste grise.
Cette annonce a suscité de nombreuses interrogations : les efforts menés depuis neuf mois auraient-ils échoué ? Et pourquoi faire appel à une société privée internationale de cette envergure maintenant ?
Un contrat à 4 millions de dollars… sans appel d’offres
En mai 2025, la députée Paula Yacoubian a adressé une question officielle au Premier ministre Najib Mikati et au ministre des Finances Youssef Khalil, afin d’obtenir des éclaircissements sur un contrat de 4 millions de dollars sur trois ans signé avec une société étrangère privée, pour accompagner le Liban dans sa sortie de la liste grise.
La Banque du Liban a d’abord nié l’existence d’un tel contrat, affirmant que l’inscription du Liban sur cette liste ne résultait ni d’un manquement de sa part, ni de celui du secteur bancaire, mais bien de défaillances au sein des institutions judiciaires et administratives du pays. Elle a ajouté que la Commission spéciale d’enquête (CSE), chargée de piloter ce dossier, remplissait pleinement son rôle.
Or, il s’est avéré par la suite que cette affirmation n’était que partiellement exacte. Si la CSE joue effectivement un rôle actif, la BDL a bien signé un contrat avec K2 Integrity, contredisant ainsi ses déclarations initiales.
Une structure d’appui déjà en place
En réalité, la CSE avait mis en place un Comité d’assistance technique, composé de :
- membres de la Commission spéciale d’enquête,
- représentants de l’EU Global Facility (agence publique de soutien technique),
- ambassades de France, d’Allemagne, des États-Unis et d’Australie.
Ce comité est chargé de répondre à 7 des 11 recommandations du GAFI — et les coûts sont entièrement pris en charge par les ambassades. Par exemple, l’ambassade d’Allemagne finance l’appui aux notaires et avocats. Les quatre autres recommandations (les points 1, 9, 10 et 11), plus sensibles, sont traitées directement par la CSE, sans intervention extérieure.
Des ministères mobilisés, sans frais
Parallèlement, plusieurs ministères exécutent leur part du plan d’action du GAFI, sans contrepartie financière :
- Le ministère de la Justice a formé en février un comité d’experts bénévoles.
- Le ministère des Finances a lancé des formations pour les fonctionnaires de l’administration fiscale.
- Le ministère de l’Intérieur a engagé des réformes au sein de ses directions concernées (FSI, Sûreté générale, Affaires politiques et réfugiés).
Pourquoi faire appel à une société privée ?
Face à ces efforts déjà bien avancés, la députée Yacoubian s’interroge : quel rôle nouveau une société comme K2 Integrity peut-elle jouer, qui ne soit pas déjà couvert — et cela à un coût élevé ? Et si une aide externe s’avérait réellement indispensable, pourquoi ne pas avoir lancé un appel d’offres public via l’Autorité des achats, conformément à la loi 244/2021 ?
Elle souligne également que K2 Integrity (filiale de Kroll) n’est pas la seule entreprise spécialisée dans ce domaine. D’autres sociétés, tout aussi expérimentées, auraient pu proposer des conditions plus avantageuses.
Respect du secret professionnel
Au-delà du financement, une autre question se pose : la confidentialité. La plupart des recommandations du GAFI reposent sur des résultats concrets — statistiques sur les enquêtes, condamnations, saisies d’avoirs… Ces actions relèvent exclusivement de la compétence des autorités judiciaires et des forces de sécurité. La loi interdit à tout tiers d’y avoir accès, pour protéger le secret des enquêtes et des évaluations de risque.
Conflits d’intérêts à surveiller
Maintenant que le contrat est signé, une priorité s’impose : vérifier l’absence de conflit d’intérêts entre la société K2 Integrity et les membres ou collaborateurs de la BDL. Cela est d’autant plus crucial que la confiance dans les institutions publiques reste fragilisée — notamment depuis l’effondrement économique de 2019, qui a contribué à l’inscription du Liban sur la liste grise du GAFI.
Alors que le Liban tente de se redresser, cette décision pourrait soit accélérer sa sortie de crise… soit représenter un détour coûteux sur la voie de la transparence.