À peine huit mois après que le Groupe d’action financière (GAFI) a inscrit le Liban sur sa liste grise en raison de défaillances dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, l’Union européenne vient de franchir une nouvelle étape en plaçant le pays sur sa liste noire financière.
Si les deux listes – grise et noire – diffèrent par leur nom, elles se rejoignent sur le fond : elles appellent à une surveillance accrue et à la mise en œuvre de réformes urgentes pour combler les lacunes systémiques du Liban en matière de régulation financière. Il convient toutefois de noter que l’inscription par l’UE ne constitue pas un nouveau déclassement à proprement parler, malgré le poids symbolique du terme « liste noire ».
Des critères similaires, des attentes communes
Bien que l’Union européenne et le GAFI n’appliquent pas exactement les mêmes critères, leurs standards sont largement convergents. Me Karim Daher, avocat et conseiller au sein de la commission de conformité de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme au barreau de Beyrouth, affirme que les deux organismes identifient des faiblesses similaires.
Si le Liban parvient à corriger ces failles — notamment en renforçant la connaissance des risques chez les professions non financières désignées, en appliquant des sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives, et en se conformant aux autres exigences clés du GAFI — il pourra alors être retiré automatiquement de la liste noire européenne. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit pour les Émirats arabes unis, retirés de la liste de l’UE environ 14 mois après leur sortie de la liste grise du GAFI, grâce à un plan d’action exécuté dans les délais convenus.
Conséquences du nouveau classement
Certains pourraient minimiser cette décision européenne en estimant qu’un pays déjà noyé dans les classements négatifs mondiaux, souffrant de gels d’aides, de blocages de prêts internationaux, et faisant l’objet de restrictions bancaires, n’a plus grand-chose à perdre. Mais une telle vision simplifie à outrance les dangers qui guettent le Liban.
Ce nouveau classement risque d’entraîner un contrôle renforcé sur les transferts financiers en provenance et à destination du Liban, de restreindre son accès à certaines sources de financement européennes, et d’inciter les États membres à adopter des mesures préventives contre les entreprises ou individus liés au pays.
Cette décision est survenue quelques heures seulement après une réunion à la Sérail entre le Premier ministre Najib Mikati et les représentants de pays et d’organisations donatrices, durant laquelle le Liban a demandé des milliards de dollars pour financer sa reconstruction et ses dépenses essentielles. La nouvelle donne pourrait amener ces pays à revoir leurs promesses ou, au mieux, à les reporter, le temps d’évaluer si le Liban est réellement prêt à entreprendre les réformes nécessaires.
Un vide institutionnel en pleine crise financière
Le Liban affronte cette tempête au pire moment : alors que le pays traverse une phase critique sur les plans monétaire et financier, les principaux postes de régulation sont aujourd’hui vacants. La Banque du Liban, la Commission de contrôle des banques, l’Autorité des marchés financiers et les instances judiciaires financières sont toutes paralysées.
Le 9 juin, les mandats des quatre vice-gouverneurs de la banque centrale, du président et des membres de la commission bancaire, de trois experts financiers, du commissaire du gouvernement auprès de la BdL et du procureur général financier ont tous expiré. Selon le juriste Dr Pascal Daher, expert en supervision judiciaire des banques centrales, cette vacance mine gravement la capacité de décision du Conseil central. En vertu de l’article 30 du Code de la monnaie et du crédit, la réunion du Conseil requiert la présence du gouverneur, du directeur général des finances et de l’économie. Mais selon l’article 31, un quatrième membre est nécessaire pour valider les décisions, ce qui bloque actuellement tout processus.
Quant au parquet financier, la continuité est assurée par la juge Dora El Khazen, la plus ancienne des substituts du procureur, désignée pour gérer provisoirement le service. Mais, selon Daher, cette situation met en lumière un mal plus profond : le fléau des quotas politiques et communautaires qui empêche la nomination de responsables sur des critères de compétence et d’intérêt public.
Des blocages sectaires qui freinent les réformes
Le problème ne réside pas dans une pénurie d’experts qualifiés, mais dans le partage confessionnel des postes. Si un compromis peut éventuellement être trouvé sur les vice-gouverneurs de la BdL, le vrai nœud est autour du successeur du procureur financier Ali Ibrahim. Le désaccord pourrait même provoquer une crise au sein du gouvernement, notamment en raison de l’insistance du ministre de la Justice, Henri Khoury, à nommer une personnalité chiite à ce poste sensible.
Ainsi, le Liban s’enfonce dans une mer agitée de classements accablants – où même la « liste grise » semble devenir enviable – pendant que la classe politique continue de jouer sa partition sectaire, aux yeux du monde, ignorant les compétences et sabotant les dernières chances de réformes sérieuses.
Ce sabotage continu pourrait bien faire échouer toute transition vers une phase de redressement, que les Libanais comme la communauté internationale espéraient encore possible.