Il ne fait aucun doute que la visite du président syrien Ahmad Al-Charaa aux États-Unis et sa rencontre avec le président Donald Trump ont marqué un tournant majeur, moins d’un an après qu’Abou Mohammad al-Joulani, l’ancien dirigeant islamiste extrémiste, a pris les rênes de la « nouvelle Syrie ». Pourtant, cette visite s’est accompagnée d’exagérations, limitant ses acquis aux images, aux gestes chaleureux et aux promesses, plutôt qu’à une réelle capacité à relever les défis auxquels est confronté le gouvernement à Damas.
Avant la rencontre, l’administration Trump avait levé les sanctions et le classement terroriste visant le président syrien. Al-Charaa est ainsi passé du statut de terroriste recherché par les États-Unis avec une prime de 10 millions de dollars à celui d’invité de la Maison-Blanche — une première pour un président syrien. Al-Charaa a reçu un soutien public direct et substantiel de l’administration américaine sur plusieurs plans — financier, économique et diplomatique — ainsi que des assurances sécuritaires et militaires, le tout reflété dans le symbole de la rencontre.
Cela représente une transition vers une nouvelle phase pour un État historiquement aligné sur l’Est — l’ex-Union soviétique, puis la Russie, et plus tard l’Iran — désormais en quête d’une relation stable avec Washington et d’une posture non hostile envers Israël (une visite en Chine est également envisagée), tout en étant dirigé par une autorité issue d’Al-Qaïda.
Mais pour Israël, la situation apparaît différente. Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou connaît parfaitement l’identité des nouveaux dirigeants de Damas et il est déterminé à les affaiblir tant qu’il est interdit de les renverser. Al-Charaa souhaite revenir à l’Accord de désengagement de 1974 dans le Golan occupé, ou à un arrangement similaire, sans signer de traité de paix ni procéder à une normalisation. Cela impliquerait un retrait israélien jusqu’aux lignes du 8 décembre.
Israël, en revanche, veut imposer une nouvelle réalité menant à un nouvel accord incluant l’établissement d’une zone tampon démilitarisée, une domination aérienne totale sur le sud de la Syrie et l’ouverture d’un corridor sécuritaire s’étendant jusqu’en Irak, avec des dispositions visant à soutenir et « protéger » les Druzes. Et même si Netanyahou ne peut pas bloquer les plans de Trump en Syrie, il peut gagner du temps pour les entraver, compliquer la tâche d’Al-Charaa auprès des Druzes et des Kurdes, et tenter d’entraver le rapprochement américano-syrien en privant Al-Charaa de la légitimité qu’il recherche.
Cela soulève la question de la capacité d’Israël à retarder les développements par des attaques unilatérales — même limitées — ou par des pressions au Congrès, des actions diplomatiques ou d’autres moyens susceptibles d’entraver la stabilité et la reconstruction.
Le président syrien de transition veut stabiliser son autorité et reconstruire un pays ravagé par les guerres et économiquement détruit. Ainsi, il ne souhaite se couper de personne, même pas de l’Iran qui s’est battu contre lui — une position qui explique sa visite en Russie. Il sait que Moscou a toujours été le principal fournisseur militaire de son pays. Cela comprend le maintien de la présence militaire russe sur la côte syrienne — avec un rôle différent — ainsi que la recherche d’accords dans les domaines de l’énergie, du pétrole et des infrastructures.
Ainsi, un partenariat total avec Washington fondé sur l’application de toutes les exigences américaines — y compris la normalisation avec Israël — n’est pas envisageable. En parallèle, Damas entend participer à la lutte contre le « terrorisme », notamment contre l’État islamique, au sein de la coalition internationale — comme le font la Jordanie, l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis — afin de préserver le régime et de garantir un soutien financier, économique et militaire constant à Al-Charaa, tout en maintenant sa domination sur ses adversaires internes.
Cela pourrait aussi s’inscrire dans la volonté de Washington d’établir un partenariat militaire comprenant deux bases — l’une près de Damas et donc proche d’Israël — ainsi qu’une coopération sécuritaire via l’ambassade américaine dans la capitale syrienne, ce que Trump espère voir évoluer pour soutenir les arrangements sécuritaires avec Israël.
L’un des défis majeurs reste la crise économique, car la Syrie a besoin de fonds considérables qui perdent toute justification sans une levée totale du Caesar Act. Bien que l’administration Trump ait suspendu les sanctions prévues par ce texte pour six mois, leur abrogation nécessite un vote des deux chambres du Congrès — un processus actuellement en cours. Mais cela semble insuffisant, car sans une levée complète des sanctions, les investisseurs — en particulier occidentaux — hésiteront en raison des réglementations bancaires existantes et de la dégradation des institutions.
Aujourd’hui, il n’existe aucun véritable projet économique, aucun investissement et aucun changement réel sur les plans économique ou financier. Et il est difficile de s’adapter aux conditions complexes imposées par le FMI. Et ce n’est que la première étape permettant à l’Arabie saoudite et à la Turquie de pousser vers un retour de la communauté arabe et internationale en Syrie.
La vérité qu’Al-Charaa comprend parfaitement est qu’il traverse une période d’essai, confronté à une mosaïque d’intérêts contradictoires entre les grandes puissances environnantes. La Turquie est obsédée par l’élimination des aspirations kurdes au nord, car elle associe la question kurde à sa sécurité nationale — une position contestée par les Forces démocratiques syriennes (FDS). L’agenda du Golfe vise à stabiliser politiquement le régime tout en le maintenant sous son influence, tandis qu’Israël cherche à affaiblir encore davantage le régime et à s’étendre militairement et politiquement par la fragmentation. Et il ne faut pas oublier les acteurs comme l’Iran, les Émirats arabes unis, l’Égypte ou l’Irak, qui ne témoignent guère de bienveillance envers le régime actuel.
Tout cela alors que les performances politiques et économiques du régime au cours de l’année écoulée ont été décourageantes, marquées par la monopolisation du pouvoir et des richesses, des soupçons de corruption et la répression des minorités. Et lorsqu’il s’agit des minorités, le problème est loin d’être terminé — il ne fait même que commencer. Et si la révolte druze s’est calmée pour l’instant, le véritable défi se situe dans les régions kurdes du nord — où se trouvent les ressources — et où les Kurdes bénéficient du parapluie américain, mais surtout de la protection israélienne, ainsi que d’une organisation solide, d’une détermination profonde, d’une doctrine de combat et d’une cause qui ne s’éteint pas.
Historiquement, les régimes dirigeants à Damas ont négligé et réprimé les aspirations kurdes, au point qu’aujourd’hui, les Kurdes réclament la séparation — sans toutefois la proclamer officiellement. Le 10 mars, les FDS et le régime sont parvenus à un accord visant à intégrer les forces kurdes dans l’armée syrienne. Cet accord est resté lettre morte. Cela n’a rien de surprenant. Les ambitions kurdes ont toujours dépassé ce type de concessions, surtout après que le régime a mené une répression sanglante dans les régions alaouites côtières, suivie d’actions similaires contre les Druzes dans le sud.
Les Kurdes ne peuvent plus se contenter de discussions sur la décentralisation, même si le commandant des FDS, Mazloum Abdi, a récemment affirmé vouloir avancer dans la mise en œuvre de l’accord de mars. Les FDS ont constitué la force de pointe dans les combats terrestres contre l’État islamique et ont réussi à le vaincre aux côtés des alliés et sous couverture américaine ; l’adhésion de la Syrie à la coalition anti-Daech nuirait aux FDS en affaiblissant leur influence et en sapant leur raison d’être dans la lutte contre le terrorisme.
Al-Charaa deviendrait alors l’interlocuteur de Washington dans la lutte contre le terrorisme et son partenaire sécuritaire en Syrie — au détriment des Kurdes. Si les efforts de réconciliation et d’intégration échouent, Damas et les FDS n’entreront pas seulement dans une relation hostile, mais les acquis américains contre Daech pourraient s’effondrer. Les FDS détiennent des milliers de combattants de Daech dans des prisons et des camps, et toute situation chaotique pourrait entraîner des évasions massives et un retour de la violence — un scénario que les Kurdes pourraient exploiter pour réclamer la séparation si la position américaine s’affaiblissait.
Ainsi, le défi majeur et central auquel Al-Charaa sera confronté dans la prochaine phase est d’imposer la stabilité et de remettre de l’ordre à l’intérieur, afin de renforcer sa légitimité, relancer l’économie et restaurer un rôle réaliste — cette fois sous le « parapluie américain », qui lui offrirait des relations régionales équilibrées dans le cadre de son nouveau discours, tout en gérant la question des minorités et, à terme, en neutralisant Israël.
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