On dit que l’avarice dans les dépenses est « une injustice envers soi, car elle le prive de ses propres droits ». Si cette maxime est vraie au niveau individuel, s’applique-t-elle aussi à l’économie d’un pays ?
Cette question se pose à la lumière de la situation singulière de l’économie libanaise. Alors que 61,6 % de la population vit dans la pauvreté, dont 16,6 % dans une pauvreté extrême — survivant avec moins de 4,20 dollars par jour selon la Banque mondiale —, l’État, lui, s’enrichit mois après mois en enregistrant des excédents budgétaires.
Des recettes records et des réserves en hausse
Les derniers chiffres financiers montrent un nouveau record de recettes publiques, ainsi qu’une progression continue des réserves en devises étrangères et des avoirs en or. Selon le bilan semestriel de la Banque du Liban (BDL), les dépôts du secteur public — représentant 8,66 % du total des engagements de la BDL — ont augmenté de 38,44 % sur un an, atteignant 8,9 milliards de dollars à la mi-octobre.
Concernant les réserves d’or, le rapport indique que le compte-or, qui représente 40,96 % du total des actifs de la BDL, a grimpé de 58,34 % sur un an, pour atteindre 38,74 milliards de dollars en octobre. Malgré la forte baisse enregistrée dans les réserves de devises étrangères de la BDL — qui avaient atteint un record de 39,3 milliards de dollars en janvier 2019 selon le rapport mensuel de l’Association des banques —, celles-ci sont reparties à la hausse. Les dernières données montrent que les réserves en devises de la BDL, représentant 12,46 % du total des actifs, ont augmenté de 13,79 % sur un an, pour atteindre 11,78 milliards de dollars en octobre 2025.
Un État riche, mais sans marge de manœuvre
Si l’on additionne le contenu du Trésor public et les avoirs étrangers accumulés par la banque centrale, le total s’élèvera à environ 59,42 milliards de dollars. Un chiffre impressionnant, mais bien en deçà des obligations du pays. La dette des banques commerciales envers la BDL atteint à elle seule 84,24 milliards de dollars, dont plus de 90 % en dollars américains. L’État, pour sa part, doit plus de 45 milliards de dollars en devises étrangères aux créanciers et banques internationales, ainsi qu’environ 4 milliards au titre des emprunts de la Banque mondiale et de l’Irak. Ensemble, ces dettes dépassent les 130 milliards de dollars, soit près du double des actifs étrangers disponibles.
Un autre défi majeur réside dans la masse monétaire colossale circulant en livres libanaises. Celle-ci a augmenté de 43 % en un an, atteignant 74,4 milliards de livres, contre seulement 9 milliards en novembre 2019. Toute dépense publique supplémentaire en monnaie locale accentuerait la demande de dollars, directement pour l’épargne ou indirectement par la hausse de la consommation de biens majoritairement importés. Cette dynamique pèserait davantage sur la livre, risquant de relancer la dépréciation et une nouvelle poussée d’inflation, aujourd’hui stabilisée à 15 % selon l’Administration centrale de la statistique, en baisse par rapport aux 268,78 % d’avril 2023.
Un équilibre aussi fragile que nécessaire
Dans ce contexte, la rigueur budgétaire apparaît comme le fragile « fil d’Ariane » préservant un minimum de stabilité économique et sociale. Mais cet équilibre, en place depuis la mi-2023, est à la fois temporaire et extrêmement précaire. S’il devait se prolonger en l’absence de réformes structurelles, il pourrait finir par briser l’économie.
Une telle politique empêche toute revalorisation salariale ou amélioration des prestations des fonctionnaires, ce qui menace de prolonger la détérioration des services publics et de relancer des grèves et des protestations. Elle freine également toute extension des programmes sociaux de lutte contre la pauvreté et le chômage, comme l’a montré la préparation du budget 2026. En outre, elle laisse l’État sans capacité de réponse face aux conséquences dévastatrices de la guerre sur les individus, les familles et les infrastructures.
Cette austérité ne permet pas non plus de trouver une solution équitable pour les centaines de milliers de déposants qui attendent depuis cinq ans un partage juste des pertes du secteur bancaire. Elle ne rassure pas davantage les créanciers internationaux, susceptibles d’engager des poursuites devant les tribunaux étrangers, exposant ainsi les avoirs de l’État — or, biens immobiliers et entreprises publiques — à un risque de saisie.
Une richesse immobile, un potentiel gaspillé
Les fonds accumulés dans les coffres de l’État, notamment sur le compte 36 de la Banque du Liban, auraient été bien plus importants si le ministère des Finances avait disposé des moyens techniques et humains nécessaires pour gérer l’afflux de recettes fiscales et douanières. Selon des sources proches du dossier, les prolongations de délai répétées et les multiples exonérations — dues à un manque de capacité administrative et à des relations dysfonctionnelles avec les sociétés de transfert d’argent — privent le Trésor de ressources précieuses.
L’opportunité existe aujourd’hui d’utiliser ces fonds, actuels et futurs, pour soutenir l’économie réelle et relancer la croissance. Mais rien de tout cela ne pourra se concrétiser sans réformes profondes et sérieuses. À défaut, l’argent restera immobile dans les coffres de l’État, tel que l’eau stagnante au fond d’un puits abandonné : elle n’étanche aucune soif et ne fait naître aucune vie, tout en pesant sur un pays qui a désespérément besoin de renaissance.
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