Alors que le gouvernement libanais s’efforce de répondre aux exigences de la communauté internationale — en particulier celles du Fonds monétaire international (FMI) et du Groupe d’action financière (GAFI) —, une menace silencieuse plane et risque de saper les efforts de réforme si elle n’est pas combattue sérieusement : l’évasion fiscale généralisée.
L’évasion fiscale existe dans toutes les économies, mais elle est maîtrisée dans les pays développés. Au Liban, elle est devenue presque une norme culturelle, nourrie par l’incapacité des gouvernements successifs à fournir des services publics et par la corruption endémique. La crise financière déclenchée en 2019 a aggravé le problème en généralisant les transactions en espèces, rendant pratiquement impossible pour l’État de tracer les opérations ou de poursuivre les contrevenants.
Le déficit budgétaire découle avant tout de dépenses supérieures aux recettes. Certains estiment qu’il suffirait d’augmenter les recettes fiscales pour résorber ce déficit et restaurer le rôle de l’État. Mais c’est trompeur. Puisque les impôts représentent la principale source de revenus de l’État, accroître leur collecte ne résoudra pas le problème structurel tant que l’évasion fiscale reste massive.
Plusieurs études ont mis en lumière l’ampleur du phénomène. Un rapport du FMI en 2017 estimait l’évasion fiscale au Liban entre 1 et 2 milliards de dollars par an, selon une analyse de BLOM Invest. Mais ces chiffres ne concernaient que l’économie formelle, et non l’économie parallèle en cash, en plein essor depuis août 2019. Nos estimations situent désormais ce montant à plus de 4 milliards de dollars, soit l’équivalent du budget annuel de l’État.
Évaluer précisément le phénomène est impossible, étant donné la prévalence du cash. Plus de la moitié de la main-d’œuvre est employée dans des activités non déclarées. De nombreuses entreprises ne déclarent pas les salaires, payant en espèces pour éviter l’impôt sur les bénéfices et les cotisations sociales. Un rapport du FMI publié en 2024 et cité par l’Université Notre-Dame de Louaizé fait état d’un taux d’évasion fiscale compris entre 40 et 48 % chez les chefs d’entreprise libanais. Cela illustre l’ampleur colossale de l’évasion, nourrie par la manipulation des multiples taux de change, la sous-déclaration des transactions en cash et les fraudes sur les factures — notamment au port de Beyrouth, qui concentre plus de 70 % des importations.
Plusieurs facteurs interconnectés expliquent cette dérive : la corruption systémique, la crise financière qui fragilise les fonctionnaires, la faiblesse des institutions de l’État, l’absence de numérisation, des responsables facilement tentés par les gains illicites, l’emprise d’élites politico-économiques, la généralisation du cash, un système fiscal inéquitable, l’absence de culture financière des citoyens et le manque total de reddition de comptes. Ces dynamiques ont banalisé l’évasion fiscale, perçue comme un acte de « débrouillardise » face à un État défaillant.
Sur le plan juridique, l’article 1 de la loi 44/2015 qualifie les revenus de l’évasion fiscale de fonds illicites, faisant de l’évasion un crime financier passible de sanctions sévères pouvant aller jusqu’au gel des avoirs. Mais l’État a-t-il la capacité d’appliquer cette loi ?
La réponse est non. Car l’application stricte impliquerait de nombreuses figures protégées, risquant une paralysie politique alors que le gouvernement et la présidence tentent d’affirmer l’autorité de l’État. Même appliquée, la loi le serait de manière sélective et politisée.
Pour autant, le gouvernement dispose de leviers pour limiter progressivement le phénomène :
- Créer une base de données commune reliant le ministère des Finances (y compris les douanes), le ministère de l’Économie et du Commerce, et la Banque du Liban pour toutes les opérations d’importation.
- Numériser les administrations publiques afin de réduire l’intervention humaine et donc la corruption.
- Réformer le système fiscal pour le rendre plus progressif et élargir l’assiette, notamment en incluant la gestion et l’exploitation des biens publics.
- Encadrer l’usage du cash en fixant des plafonds pour les transactions, ce qui nécessite de réhabiliter le secteur bancaire afin d’offrir des alternatives viables aux particuliers et aux entreprises.
- Mandater les organes de l’État, sous supervision judiciaire, pour lancer une véritable campagne de lutte contre l’évasion fiscale.
Ces mesures permettraient de réduire significativement l’évasion. De toute façon, elles seront exigées lorsque le Liban signera un accord avec le FMI. Mais elles se heurteront à des résistances politiques internes et externes, révélant l’ancrage profond de l’évasion dans le système libanais.
Puisque les impôts constituent la principale ressource budgétaire, une réforme fiscale crédible doit commencer par là. Sinon, le Liban risque de compromettre son plan de redressement et de perdre l’accès aux aides internationales liées au FMI. Ceux qui croient que les pays donateurs viendront en aide malgré tout se trompent : dans les démocraties, les contribuables tiennent leurs dirigeants pour responsables, et aucun responsable politique n’osera financer un État où l’évasion fiscale reste incontrôlée.