Le 17 octobre 2019, les rues du Liban ont été le théâtre de protestations populaires spontanées contre les taxes sur les appels WhatsApp. Ces manifestations se sont rapidement transformées en une vaste révolution contre la corruption et la mauvaise gestion des finances publiques. Les mois qui ont suivi ont été catastrophiques pour les citoyens et les déposants, la crise financière ayant détruit le pouvoir d’achat — qui a chuté de plus de 82 fois — et les déposants ayant perdu l’accès à leurs fonds dans les banques.

En avril 2020, à la demande du gouvernement, la Banque centrale a lancé la plus grande injection de dollars américains sur le marché pour subventionner les biens essentiels, les carburants et les médicaments, afin de les rendre abordables pour la population générale. En apparence, il s’agissait d’une opération humanitaire visant à protéger le peuple. Mais en réalité, cela s’est transformé en un pillage systématique des réserves de la Banque centrale, sous un cadre légal parrainé par le gouvernement et présenté comme un programme de protection sociale.

Un mécanisme sans contrôle

Le mécanisme de soutien prévoyait que la Banque centrale fournisse des dollars issus de ses réserves pour soutenir l’importation des biens essentiels. Les importateurs demandaient des dollars à un taux fixe de 1500 livres libanaises par dollar (puis au taux de la plateforme Sayrafa). Après approbation du Ministère de l’Économie, la Banque centrale transférait les dollars aux fournisseurs qui expédiaient ensuite les marchandises au Liban.

Cependant, la procédure ne s’est pas déroulée comme prévu. La plupart des factures soumises étaient fausses ou gonflées, si bien que la quantité de biens subventionnés disponible sur le marché libanais était bien inférieure à celle achetée au tarif de subvention. Fait surprenant, de nombreux biens subventionnés portant le tampon « Soutenu par le Ministère de l’Économie et du Commerce » ont été retrouvés en vente à l’étranger — en Syrie, Chypre, Turquie, Jordanie, République démocratique du Congo, plusieurs pays du Golfe, et même en Australie, où du café portant ce tampon a été vendu !

Des profits colossaux

Ces biens subventionnés étaient vendus au Liban au taux du marché noir, tandis que les importateurs achetaient des dollars au taux officiel subventionné de 1500 LBP/USD ou via la plateforme Sayrafa. Cette exploitation monétaire s’est faite sans aucun contrôle gouvernemental ni de la Banque centrale.

Un reportage télévisé a exposé comment ces biens subventionnés étaient passés en contrebande vers la Syrie et les commerçants ont été confrontés— sans qu’aucune poursuite ou responsabilité ne suive. Les importateurs bénéficient de la protection de personnes influentes qui soutiennent leurs intérêts et assurent l’approvisionnement régulier en marchandises subventionnées.

Les bénéfices réels des importateurs atteignent des milliards. Faute de preuves les contredisant, toutes les dépenses des réserves de la Banque centrale semblent avoir été dilapidées par des canaux profitant aux corrompus.

D’après les données officielles du site de la Banque centrale et des bases de données douanières, en tenant compte de la répartition des subventions entre carburants, médicaments et aliments (avec des proportions variables), l’ampleur des gains illicites dus à la corruption directe (Monthly Corruption Loss) et à l’arbitrage illégal (Illegal Arbitrage Profit) a atteint plusieurs milliards. Le pic s’est produit entre avril et novembre 2020, à un rythme continu jusqu’au quatrième trimestre 2021.

Ces chiffres — approximativement représentés dans le graphique ci-joint (Figure 1) — sont des estimations d’une réalité qui ne pourra être entièrement dévoilée qu’à travers un audit détaillé des comptes de la Banque centrale durant la période de subvention, afin d’en mesurer précisément l’ampleur et d’agir en conséquence.

Ces fonds proviennent des dépôts des banques commerciales à la Banque centrale et appartiennent donc aux déposants. Il est donc essentiel d’auditer chaque dollar dépensé pour les subventions et de restituer les fonds acquis indûment à leurs propriétaires légitimes.


Figure 1 : Simulation approximative de l’ampleur de la corruption liée au mécanisme de subvention en 2020 (Source : Nos calculs)


Répartition des responsabilités dans le dossier des subventions

Dans l’attente des décisions judiciaires, les citoyens ont le droit de savoir ce qui suit:

- Le système de subvention a été mis en œuvre sans la supervision du Bureau du contrôle. Le Ministère de l’Économie et du Commerce a défini, sans critères clairs, un panier de 300 produits subventionnés, a donné son accord pour les importations, et la Banque centrale les a exécutées. Personne n’a vérifié si les marchandises facturées ont toutes été vendues au Liban, ni qui les a vendues ou en a profité.

- En septembre 2020, la Banque mondiale a exigé la mise en place d’une carte de subvention direct, car la contrebande transfrontalière empêchait les Libanais de bénéficier des biens subventionnés. Ce système n’a été adopté qu’en février 2022, après quoi les subventions aux commerçants ont été réduites puis suspendues avec la dollarisation de l’économie.

Le coût social de la corruption a été catastrophique pour une grande partie de la population libanaise : les boulangeries ont manqué de farine subventionnée, les hôpitaux ont dépendu directement de l’aide étrangère et arabe pour obtenir carburants et médicaments, les institutions étatiques ont cessé de fonctionner, les files d’attente aux stations-service se sont allongées, et l’inflation a explosé, dépassant 82 fois.

Les failles du mécanisme de subvention

Il est clair que beaucoup ont exploité les failles du système de subvention— qui visait à constituer un « réseau de sécurité sociale » — pour engranger d’énormes profits illégitimes :

- Aucune surveillance indépendante du mécanisme et de son exécution n’a été mise en place.

- On ignore si le Conseil d’État a approuvé le mécanisme et le panier de biens subventionnés.

- Aucun audit n’a été réalisé par le Ministère de l’Économie, le Ministère des Finances, la Douane ou la Banque centrale.

La communauté internationale est insatisfaite de la politique de subvention telle qu’elle a été mise en œuvre et demande donc au Liban d’engager une enquête transparente sur la durée de la phase, de poursuivre les corrompus et de récupérer les fonds détournés.

Le Liban pourra-t-il répondre à cette exigence, alors que de nombreuses mains influentes sont profondément impliquées dans cette opération ? L’histoire apportera la réponse.