Aujourd’hui au Liban, aucune conversation entre deux personnes ne semble complète sans qu’un troisième invité indésirable ne s’y glisse : la peur.
Première alerte : Israël serait sur le point de lancer une frappe écrasante, détruisant les infrastructures, visant des sites civils, voire procédant à une invasion durable du Sud du Liban et d’une partie de la Békaa.
Deuxième : des groupes armés s’amassent aux frontières orientale et septentrionale du pays, prétendant mener des « opérations sécuritaires », mais en réalité prêts à s’en prendre aux communautés chiites et chrétiennes.
Troisième : Ahmed al-Chaara — anciennement connu sous le nom d’al-Joulani — tente désormais une percée politique et revendique la « reprise » de Saïda et Tripoli au nom de la Syrie, ravivant les fantasmes des anciens régimes syriens à visée expansionniste.
Quatrième : ce même al-Chaara brandit ouvertement des menaces politiques et économiques à l’égard de l’État libanais, en invoquant la question des dépôts syriens dans les banques locales et celle des détenus syriens dans les prisons libanaises.
Cinquième : le spectre bien connu d’une nouvelle guerre civile, que l’on agite dès que le gouvernement évoque la possibilité de récupérer les armes détenues par « Hezbollah » ou d’autres groupes armés, libanais ou non. Le cheikh Faysal Chokr, chef adjoint du parti dans la Békaa, est allé jusqu’à menacer de « retirer la vie » à quiconque chercherait à désarmer le groupe, déclarant : « Tout est discutable, sauf les armes ». Mais pourquoi les armes échapperaient-elles au débat ? Elles n’ont pas été utilisées dans les moments décisifs, et depuis leur retrait du front sud avec Israël, elles ont perdu toute utilité stratégique. Toute arme conservée hors du contrôle étatique ne sert plus aujourd’hui qu’à attiser les divisions internes.
Sixième alerte : l’émissaire présidentiel américain Tom Barrack a averti que le Liban risquait d’être « absorbé par le territoire syrien » si le gouvernement ne respectait pas son engagement de monopoliser l’usage des armes.
Tous ces discours alarmistes ont un but commun : semer la peur parmi les Libanais. Une population apeurée est plus facile à soumettre, plus encline à revoir ses ambitions à la baisse et à se contenter de survivre. Après des décennies de promesses trahies, les Libanais restent sensibles à ce type de narratif. Mais aujourd’hui, ces stratégies s’essoufflent. Elles ne font plus effet. Le scepticisme grandit, mais la prudence reste nécessaire.
Pour que ces scénarios alarmistes se réalisent, il faudrait une force militaire massive, une coordination politique poussée, une puissance économique solide, et un soutien logistique constant — aucun de ces éléments n’existe actuellement chez les acteurs libanais, y compris au sein de « Hezbollah ». Quant à ceux qui détiennent les leviers du changement régional, ils savent que toute tentative de redéfinir les frontières, si elle ne découle pas d’un large consensus local, coûtera bien plus cher — en argent et en vies humaines — que le maintien du statu quo.
N’est-il pas à la fois triste et révélateur que les ambitions du Liban se soient réduites à la seule collecte d’armes illégales ? Ce Liban-là, qui a contribué à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, cofondé la Ligue arabe, participé à la création du FMI, et rêvé d’un avenir éducatif, médical et social pour ses citoyens… Ce Liban se débat aujourd’hui pour obtenir des prêts à taux préférentiels et convaincre ses propres habitants — ainsi que les réfugiés sur son sol — de rendre des armes devenues obsolètes.
Le monde n’attendra pas que le Liban termine sa danse désaccordée, menée par des dirigeants incapables de s’accorder ni sur le rythme, ni sur les pas, ni sur la direction. Il est temps que les figures de proue du pays apprennent enfin à danser au rythme de l’époque — avec précision, lucidité et détermination.