Les affrontements politiques soigneusement contrôlés au Parlement début juillet 2025 — et les nombreux conflits qui devraient suivre, certains risquant de dégénérer — masquent une lutte acharnée pour le pouvoir, enracinée dans la loi électorale. Entre le système de représentation proportionnelle dans une circonscription nationale unique, prévu par l’Accord de Taëf — mais impossible à appliquer sans de véritables partis — et des lois hybrides taillées sur mesure pour les seigneurs de guerre et les élites politiques favorisées sous la tutelle syrienne, combinées à des découpages administratifs déséquilibrés et à une participation symbolique des expatriés libanais sous l’hégémonie politique chiite actuelle, chaque camp cherche la formule qui lui permettra de rester au pouvoir, au détriment de la réforme et de la bonne gouvernance.

Cette étude propose de revenir aux racines du système politique libanais, à son évolution historique, aux dynamiques régionales qui le façonnent, et à ses dysfonctionnements chroniques — pour aboutir à une feuille de route viable pour l’avenir.

Les « Triumvirats » à travers l’histoire

L’Empire romain a connu deux itérations de la troïka. La première, en 60 avant J.-C., était un pacte entre Jules César, Pompée et Crassus  ; la seconde, en 43 avant J.-C., un accord entre Octavien, Marc Antoine et Lépide. Chacune de ces alliances visait à renforcer le pouvoir individuel des trois protagonistes au détriment des institutions de l’empire, marginalisant le Sénat et plongeant Rome dans deux guerres civiles : d’abord entre César et Pompée, puis entre Octavien et Marc Antoine.

Au Liban, le « Triumvirat » a de la même manière paralysé toutes les institutions de l’État.

Le cadre confessionnel

Le système politique libanais est l’un des exemples les plus complexes de démocratie consociationnelle au monde. En pratique, il repose sur un mécanisme de partage confessionnel du pouvoir, cristallisé dans un « Triumvirat » exécutif : un président maronite aux pouvoirs constitutionnels réduits, un Premier ministre sunnite disposant d’une autorité exécutive largement incontrôlée, et un président du Parlement chiite ayant élargi son rôle pour devenir partenaire des décisions exécutives, en plus de sa fonction législative.

Ce modèle confessionnel, consolidé par le Pacte national de 1943 et l’Accord de Taëf de 1989, maintient un équilibre fragile qui privilégie le consensus communautaire sur l’efficacité de la gouvernance.

Le développement historique du système

L’édifice politique libanais repose sur trois documents clés :

- La Constitution de 1926, qui a établi une présidence exécutive forte sur le modèle français.

- Le Pacte national de 1943, qui a consacré la répartition confessionnelle des postes de l’État.

- L’Accord de Taëf de 1989, qui a transféré les pouvoirs exécutifs du président au Conseil des ministres.

Avant Taëf, le président détenait l’autorité exécutive suprême (qu’il exerçait rarement), le Premier ministre jouait un rôle secondaire, et le président du Parlement se concentrait sur son renouvellement annuel. Après Taëf, la présidence est devenue en grande partie honorifique, malgré la formule du texte qui le qualifie de « chef de toutes les autorités » et d’« arbitre » entre elles. Le Premier ministre est devenu le véritable chef de l’action gouvernementale, tandis que les pouvoirs du président du Parlement se sont considérablement étendus, lui permettant de dominer les deux autres.

La transformation post-2008

Après le vide présidentiel qui a suivi la fin du mandat d’Émile Lahoud, l’Accord de Doha de 2008 a consacré le rôle du président du Parlement comme partenaire exécutif en accordant à « Hezbollah » et au mouvement Amal un « tiers de blocage » (droit de veto) sur les décisions du gouvernement. Cela a institutionnalisé la participation exécutive du président du Parlement et rendu les décisions nationales majeures dépendantes de l’unanimité de la troïka.

Les mécanismes de la paralysie : pourquoi la réforme échoue-t-elle ?

Depuis l’Accord de Doha, aucun projet de réforme n’a abouti. Les causes sont institutionnelles, économiques et politiques.

Sur le plan institutionnel, le tiers de blocage paralyse les décisions du gouvernement  ; le contrôle du président du Parlement sur l’agenda législatif gèle les lois  ; et les règles de quorum confessionnel permettent aux factions de boycotter les séances et de paralyser les institutions.

Économiquement, le système libanais est profondément clientéliste : chaque communauté monopolise des ministères « souverains » comme les Finances, l’Énergie ou l’Intérieur  ; 85 % des emplois publics sont répartis selon des quotas confessionnels  ; et la privatisation a servi les élites au détriment de l’État, comme l’a illustré la crise des déchets de 2015.

Politiquement, le principal problème est la dépendance à l’étranger : elle se manifeste par le financement iranien de « Hezbollah » (environ 600 millions de dollars par an), le soutien saoudien aux élites sunnites, et les liens des partis chrétiens avec les puissances occidentales.

Les voies de la réforme : vers une gouvernance parlementaire efficace

Premièrement : entreprendre une restructuration constitutionnelle pour établir un véritable contrôle sur le gouvernement et la primature, renforcer la redevabilité, séparer clairement le rôle législatif du président du Parlement de toute fonction exécutive, et remplacer l’unanimité confessionnelle — source de paralysie — par le vote à majorité qualifiée pour les décisions clés.

Deuxièmement : démanteler progressivement le confessionnalisme en réformant la loi électorale pour réserver 40 % des sièges parlementaires à des circonscriptions nationales non confessionnelles  ; garantir le recrutement basé sur le mérite dans la fonction publique  ; supprimer les quotas confessionnels dans l’emploi public en 15 ans  ; élargir la décentralisation administrative en donnant aux municipalités un pouvoir financier pour réaliser des projets.

Troisièmement : lier l’aide internationale à la réforme en gérant les fonds de reconstruction via des organismes transparents et trans communautaires  ; réformer la Banque centrale en conditionnant les programmes du FMI à des audits juridiques  ; engager une réforme du secteur sécuritaire en liant l’aide militaire au désarmement des milices  ; et réformer la justice pour que les dossiers ne dorment pas éternellement ou ne soient pas ouverts de manière sélective pour cibler de petits délinquants tandis que les principaux corrompus restent protégés par des lois sur mesure.

Briser le cercle vicieux

Le « Triumvirat » incarne un paradoxe : elle maintient une stabilité fragile grâce à l’équilibre confessionnel, mais perpétue une paralysie institutionnelle chronique. Les développements récents — comme les élections de 2025 et le recul de l’influence de « Hezbollah » — offrent une opportunité historique de réforme. La réussite exige une réingénierie constitutionnelle pour restaurer l’indépendance et la coopération entre les pouvoirs, démanteler les réseaux clientélistes par une réforme de l’administration publique, et exploiter la pression internationale pour imposer la transparence.

Le maintien du statu quo ne fera qu’accélérer l’effondrement de l’État face à des crises dépassant la capacité d’un système prisonnier de ses propres contradictions.