Depuis plus de quarante ans, le régime iranien excelle dans l’art de l’évitement stratégique — esquivant sanctions et frappes militaires par des manœuvres politiques calculées, patientes et méthodiques. En interne, il s’appuie sur un pouvoir de fer, et à l’extérieur, il tisse une toile de réseaux et de milices régionales. Ces « bras » ne sont pas nés du hasard : ils sont l’incarnation directe de l’idéologie révolutionnaire iranienne. L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique, affirmait dès le départ que la révolution iranienne n’était pas un phénomène local, mais un modèle destiné à s’étendre au monde musulman — et même au-delà — pour résister à l’oppression et établir un ordre islamique juste.
Par l’idéologie et les armes, l’Iran s’est étendu bien au-delà de ses frontières, consolidant sa présence dans plusieurs capitales arabes, notamment Beyrouth. Revendiquant l’influence sur quatre capitales arabes et le contrôle de sept forces armées, dont le « Hezbollah », des responsables iraniens ont affirmé que leur révolution avait atteint les rives de la Méditerranée, aux portes d’Israël.
La création du « Hezbollah » en 1982 à Baalbek par les Gardiens de la Révolution représente le modèle inaugural — et le plus abouti — d’exportation de la révolution iranienne. Le Liban est ainsi devenu, aux yeux de Téhéran, une boîte aux lettres régionale, un théâtre d’envoi de messages politiques et militaires. L’Iran n’a jamais traité Beyrouth comme un État souverain, mais comme un territoire dominé par une entité parallèle créée et soutenue par ses soins.
Mais tout a changé le 23 février 2025. Lors des funérailles des dirigeants du « Hezbollah » Hassan Nasrallah et Hashem Safi al-Din, le président libanais Joseph Aoun a adressé un message clair à la délégation iranienne, dirigée par le président du Parlement Mohammad Bagher Ghalibaf et le vice-ministre des Affaires étrangères Abbas Araghchi : « Le Liban est fatigué de faire les frais des guerres des autres. Je suis d’accord avec vous pour dire que les pays doivent cesser d’intervenir dans les affaires intérieures des autres. »
Cette déclaration marquait une rupture nette avec des décennies d’ambiguïtés diplomatiques, le Liban officialisant ainsi son refus de servir de tribune ou de champ de bataille à l’agenda régional de l’Iran.
Ce message fut amplifié quelques jours plus tard par le Premier ministre Nawaf Salam, qui déclara à Sky News Arabia, le 26 mai 2025 : « L’époque de l’exportation de la révolution iranienne est révolue. Nous ne tolérerons plus la présence d’armes hors du contrôle de l’État. » Cette position sonne comme un coup de grâce pour le projet d’expansion iranien, un démantèlement symbolique de ses réseaux d’influence, au profit d’un nouvel ordre régional dominé par des puissances arabes souveraines, notamment l’Arabie saoudite.
Ces paroles se sont traduites par des actes concrets : interdiction d’atterrissage pour les avions iraniens à l’aéroport de Beyrouth, une décision souveraine que ni Téhéran ni le « Hezbollah » n’ont pu contester. De plus, le ministre libanais des Affaires étrangères Youssef Rajji a convoqué l’ambassadeur d’Iran, Mojtaba Amani, pour protester contre ses critiques à l’égard des discussions visant à désarmer le « Hezbollah ». Le diplomate s’est vu rappeler les obligations du droit international, notamment la Convention de Vienne sur la non-ingérence dans les affaires internes des États.
C’est dans ce contexte qu’Abbas Araghchi est arrivé à Beyrouth, porteur d’un discours pragmatique, reflet des bouleversements régionaux. L’Iran, confronté à des pertes majeures à Gaza, à l’affaiblissement du « Hezbollah » au Liban et à l’érosion du régime syrien, voit sa marge de manœuvre s’effondrer. Le levier de la « frontière sud » contre Israël est devenu obsolète au cœur d’un conflit toujours en cours.
De la chancellerie à Baabda, en passant par Ain el-Tineh et le Grand Sérail, les autorités libanaises ont délivré un message clair à leur hôte iranien :
- Les relations doivent être d’État à État, dans le respect mutuel.
- L’État libanais doit exercer pleinement sa souveraineté sur l’ensemble du territoire, et le port d’armes doit lui être exclusivement réservé.
- Toute aide internationale doit transiter par les institutions officielles pour participer à la reconstruction et au redressement économique.
En réponse, le vice-ministre iranien, dans une posture plus conciliante, a déclaré que :
- L’Iran souhaitait renforcer ses relations avec le Liban sur la base du respect mutuel et de l’intérêt commun.
- L’Iran soutenait l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale du Liban.
- Téhéran appuyait les efforts diplomatiques du Liban visant à mettre fin à l’occupation israélienne.
- L’Iran s’engageait à ne pas interférer dans la politique intérieure libanaise.
- Les entreprises iraniennes étaient prêtes à contribuer à la reconstruction par le biais du gouvernement libanais.
Dans le fond comme dans la forme, cette visite révèle l’ampleur du changement. On dirait que l’Iran, contraint, reconnaît la fin de l’ère du « camp de la résistance » et de sa toute-puissance régionale. Depuis Beyrouth, il semble acter le décès de la « stratégie des fronts unifiés », de la formule « armée, peuple, résistance » et du « jihad de la reconstruction » mené par ses réseaux parallèles.
À travers cette visite, l’Iran semble contraint de reconnaître que désormais, il n’y aura de lien avec le Liban que dans le cadre de relations bilatérales d’État à État. Une reconstruction ne pourra se faire qu’à travers les institutions officielles — comme l’a d’ailleurs rappelé le ministre Rajji à Araghchi, soulignant que la communauté internationale avait été claire : pas de reconstruction sans désarmement du « Hezbollah ».
C’est, en somme, une visite « post mortem » après la mort annoncée du « camp de la résistance », au rythme de la redéfinition brutale des règles du jeu, de Gaza au Liban, en passant par la Syrie et le Yémen.