Dans un pays où les droits des travailleurs nécessitent une protection ferme, le système judiciaire du travail libanais s’est quasiment effondré — pour l’équivalent d’un dollar américain. Ce qui devait être, selon le législateur, un mécanisme de règlement semi-consensuel des litiges entre salariés et employeurs est désormais à l’arrêt complet, laissant plus de 1,6 million de travailleurs sans aucun recours légal.

Les conseils de travail arbitrals, censés régler les différends individuels liés à l’emploi, ont cessé de fonctionner depuis le début de l’année 2023, alors même que les violations des droits des travailleurs s’aggravent : licenciements abusifs, réduction de salaires, non-respect des acquis. À cela s’ajoute l’inactivité, depuis 2019, du comité d’arbitrage des conflits collectifs.

Ces conseils se composent de quatre membres : un représentant des travailleurs, un des employeurs, un commissaire du gouvernement et un juge. Ils disposent d’une compétence exclusive pour trancher les différends en matière de droit du travail et de sécurité sociale. Malgré de nombreuses lacunes juridiques — notamment l’absence de critères de qualification et de formation pour les membres, certains n’ayant même jamais lu le code du travail — ces conseils étaient encore, jusqu’en 2023, une instance lente mais existante. Leurs jugements prenaient jusqu’à 4 ans, alors qu’ils devraient théoriquement être rendus en 3 mois.

Une crise déclenchée par la dévaluation

Début 2023, les commissaires du gouvernement ont entamé une grève, réclamant une revalorisation des indemnités de participation aux séances. Leur rémunération était fixée à 100 000 livres libanaises par session — soit 66 dollars avant la crise, mais aujourd’hui l’équivalent d’un seul dollar.

Malgré l’augmentation de vingt fois des indemnités d’autres comités publics en 2024, le gouvernement précédent n’a rien fait. Le silence du principal syndicat national a été assourdissant, tandis que les employeurs, dit-on, ont accueilli la situation avec satisfaction discrète.

« Seulement 8 000 dollars par mois pour relancer le système »

« Le problème ne se limite pas aux indemnités », explique le Dr Ahmad Dirani, directeur exécutif de l’Observatoire libanais des droits des travailleurs. « Il reflète un mépris profond pour les droits des salariés. » Il estime que la réactivation de l’ensemble des conseils coûterait environ 720 millions de livres par mois — soit environ 8 000 dollars.

« Peut-on vraiment justifier la paralysie du système judiciaire du travail — qui traite des milliers de dossiers — pour une somme aussi dérisoire ? » interroge Dirani. « Le gouvernement actuel peut et doit émettre un décret pour revaloriser ces indemnités. »

Bien plus qu’une question d’argent : un système à réformer

Même en cas de reprise rapide, cela ne garantirait pas la justice pour les travailleurs. L’avocat et conseiller syndical Issam Ridan évoque de multiples obstacles : absence de traitement en urgence des litiges, manque de critères de sélection des membres, surcharge des juges, absence de contrôle judiciaire, et infrastructures défaillantes.

Pour y remédier, l’Observatoire a présenté des recommandations rédigées par le juge Mazen Assi et l’avocat Hassan Bazzi, parmi lesquelles :

- Réformer les procédures pour que les conseils soient indépendants des juridictions civiles.

- Introduire des formulaires types de plainte pour travailleurs et employeurs.

- Subordonner les inspecteurs du travail au président du conseil pendant leur mission.

- Diviser les affaires en deux phases : celles sans litige et celles avec différend.

- Imposer des jugements motivés pour permettre un meilleur rendement.

- Relever l’indemnité minimale de licenciement abusif à six mois et maximale à vingt mois, ou garantir un emploi de remplacement.

- Fixer l’indemnité en cas de décès lié au travail entre un et trois ans de salaire.

- Maintenir l’obligation de l’employeur d’assurer les soins et les salaires jusqu’au rétablissement.

- Permettre une indemnisation en cas d’accident dû à la négligence de l’employeur, considéré comme une infraction pénale.

Plus de 12 000 dossiers en attente

Les conséquences sont alarmantes. Selon une étude de La Mémoire juridique, plus de 12 000 plaintes ont été déposées entre 2017 et 2023 rien qu’à Beyrouth et au Mont-Liban. Plus de 70 % sont encore en suspens. La confiance dans le système judiciaire du travail s’effondre.

Urgence de réactiver les mécanismes de résolution collective

Au-delà des litiges individuels, la justice collective du travail est elle aussi obsolète. Le système actuel centralise tous les conflits collectifs dans un seul comité relevant du ministère du Travail — un modèle inefficace et bloquant tout dialogue social.

L’Observatoire appelle à la nomination immédiate du comité d’arbitrage des conflits collectifs et à la création d’au moins deux autres comités — dans le Mont-Liban et le Nord — voire un par mohafazat. Le Liban doit aussi respecter les normes internationales, notamment la convention 98 de l’OIT sur la négociation collective, qu’il a pourtant signée.

Dans un pays en proie au chômage massif et à une émigration sans précédent, la justice sociale pour les travailleurs n’est pas un luxe — c’est une urgence. Et parfois, il suffit d’un simple dollar pour relancer tout un système.