Dans un monde où les événements s’accélèrent et où le fossé entre les slogans internationaux et la réalité sur le terrain ne cesse de se creuser, la question de l’éducation à la citoyenneté mondiale refait surface — non pas simplement comme une matière scolaire, mais comme une nécessité planétaire, à l’intersection de la politique et de la pédagogie, de l’économie et du développement durable.
Dans les pays où règne la paix civile, l’éducation à la citoyenneté est naturellement intégrée aux programmes scolaires et effectivement pratiquée dans des sociétés unies par des traditions partagées et des valeurs héritées. Mais dans quelle mesure ce modèle est-il applicable au Liban ? Et comment l’histoire peut-elle être interprétée comme un chemin vers la citoyenneté civile — et à terme, mondiale ?
Le concept d’éducation à la citoyenneté n’est pas nouveau. Depuis l’Antiquité grecque et carthaginoise, l’idée de former un « bon citoyen » existe. Aristote lui-même considérait qu’il ne pouvait y avoir de cité idéale sans une éducation adéquate. Ce principe reste d’actualité : la « citoyenneté mondiale » s’impose aujourd’hui comme un impératif éducatif pour faire face aux défis globaux — de la guerre à la migration, en passant par l’extrémisme et les conflits identitaires.
Selon le professeur Fernando Reimers de l’Université Harvard, figure majeure de l’éducation internationale, les écoles doivent aller au-delà de la simple transmission de contenus académiques. Elles doivent doter les élèves de la capacité à s’engager activement dans la vie publique et à comprendre les enjeux pressants du monde contemporain : pauvreté, inégalités, conflits, droits humains. Dans ses écrits, Reimers critique sévèrement les institutions éducatives incapables de relier leurs objectifs à la réalité du terrain. Il insiste pour que l’enseignement parte de la réalité des apprenants et tisse un lien significatif avec les problématiques mondiales.
Mais comment ce discours se confronte-t-il à la réalité ? La citoyenneté mondiale est-elle un objectif atteignable ou un slogan idéaliste de plus, brandi lors des conférences internationales ? Le théoricien politique Samuel Huntington, aujourd’hui décédé, offrait une vision plus pessimiste : il prédisait que le prochain grand conflit ne serait ni économique ni idéologique, mais culturel — un « choc des civilisations ». Et de fait, les guerres actuelles à Gaza, au Liban ou en Ukraine prouvent que les conflits modernes sont complexes, nourris par un mélange de motifs religieux, d’intérêts économiques et d’agendas sécuritaires. Dans ce contexte, la citoyenneté mondiale semble utopique — à moins d’être ancrée dans une conscience critique et des stratégies réalistes prenant en compte les subtilités de l’ordre international.
Reimers appelle les écoles à promouvoir la tolérance, l’empathie et l’acceptation. Pourtant, le paysage éducatif actuel est fragmenté. De nombreuses institutions privilégient la compétition économique ; d’autres encouragent le nationalisme ; certaines vont jusqu’à enseigner la haine sous couvert de religion ou de patriotisme. La réalité, aussi douloureuse soit-elle, est que deux enfants qui grandissent aujourd’hui peuvent recevoir des messages opposés : l’un est éduqué au respect des droits humains, l’autre à la haine de l’« autre ».
C’est ici que le rôle de la famille et des médias devient crucial, en tant que partenaires dans la formation des citoyens de demain. Toutefois, l’absence de vision commune, le manque de coordination et la politisation des valeurs éducatives rendent l’éducation à la citoyenneté extrêmement complexe.
Au Liban, certaines écoles laïques tentent d’introduire les thématiques du développement durable et de la citoyenneté mondiale. Elles se heurtent cependant à des programmes obsolètes et à des identités politiques et confessionnelles profondément enracinées. Quant à l’UNESCO — censée être l’actrice principale de cette mission au niveau mondial — elle semble de plus en plus privilégier l’accès quantitatif à l’éducation au détriment de sa qualité et de ses valeurs fondamentales.
Il est bon de rappeler que le Liban fut, dans les années 1960 et 1970, un pionnier de l’enseignement civique, alors que des élèves de confessions diverses étudiaient ensemble la citoyenneté. Ce programme formait des citoyens respectueux de la famille, des lois civiles, de l’éthique personnelle et sociale, du patriotisme et de l’esprit de sacrifice. À l’époque, l’enseignement civique offrait une version unifiée de l’histoire, permettant une lecture collective des origines de la nation. Mais la guerre civile est venue démanteler ces acquis. Les valeurs civiques internes et externes se sont effondrées, les divisions confessionnelles ont dégénéré en conflits ouverts, et la corruption a pris racine, détruisant l’unité nationale et coupant le pays du reste du monde.
Aujourd’hui, des institutions mondiales comme la Banque mondiale ou même les Nations Unies n’ont pas su faire de la citoyenneté mondiale une priorité concrète. Le concept reste flou, peu mis en œuvre dans les politiques éducatives nationales. La définition même de « valeurs universelles » fait toujours l’objet de controverses, notamment dans les États non démocratiques où l’égalité et la justice sont perçues comme des menaces politiques.
La question centrale demeure : peut-on véritablement former un « citoyen du monde » sans effacer les identités locales ou nationales ? Comment concilier fidélité à la patrie et ouverture à la diversité du monde ? Ce défi devient encore plus ardu face à la montée des discours populistes et nationalistes — des politiques migratoires de Donald Trump aux mesures racialisées présentées comme de la « sécurité des frontières ».
La citoyenneté ne peut se réduire à des slogans. C’est un projet à long terme, qui commence dans les salles de classe, se poursuit à la maison et dans la société, et nécessite une vision stratégique, des valeurs claires, et des attentes réalistes, en phase avec les diversités culturelles et politiques des nations. L’enseignement de la citoyenneté ne garantira pas à lui seul la paix mondiale. Mais il peut atténuer les tensions et forger une génération qui préfère le dialogue à la violence et croit en la justice sociale.
La citoyenneté mondiale ne pourra devenir réalité que sous certaines conditions : clarté conceptuelle, consensus sur les valeurs, volonté politique, implication des familles et engagement des écoles à former des citoyens responsables, à la fois nationaux et mondiaux. Sans cela, le discours restera creux et nous continuerons à poser la même question : la citoyenneté mondiale est-elle un espoir vers lequel tendre, ou un mirage que l’on poursuit ?
En conclusion, il est essentiel de réintégrer l’enseignement civique dans les programmes scolaires, comme fondement d’un projet visant à reconstruire le bon citoyen — celui qui pourra contribuer pleinement à son pays et à la société mondiale. Peut-être alors, les générations futures apprendront à éviter les pratiques destructrices, et en particulier, la corruption qui a, au fil des cinq dernières décennies, érodé l’identité nationale du Liban.