Autant la mondialisation a transformé la planète en un village global grâce à la facilité des communications, autant elle a amplifié l’anxiété générée par les nouvelles venues de l’autre côté de l’océan. Depuis l’entrée en fonction de Donald Trump au début de l’année pour un second mandat à la tête de la première puissance mondiale, les rumeurs sur le déclin du dollar ne cessent de se multiplier. Ce sujet, en tête des rubriques économiques sur les sites d’information et les chaînes de télévision, est désormais omniprésent, y compris dans les discours des responsables gouvernementaux et non gouvernementaux. En principe, une telle nouvelle ne devrait pas concerner les Libanais, dont l’économie représente à peine 0,0003 % de l’économie mondiale. Et pourtant, elle est devenue une source majeure d’inquiétude.
En cause : la dollarisation de plus de 97 % de l’économie libanaise, et le fait que de nombreux citoyens détiennent plus de 10 milliards de dollars en espèces, conservés à domicile. À chaque baisse de la valeur du dollar, ces épargnes perdent de leur valeur.
Dernièrement, Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, a déclaré que le système économique mondial fondé sur la domination du dollar était en train de se désagréger, anticipant que l’euro — la monnaie de l’Union européenne — prendrait une part plus importante dans les échanges mondiaux et dans les réserves de change.
Des craintes renforcées
Les propos de Lagarde trouvent un écho dans ceux d’économistes et d’acteurs financiers à travers le monde. Ainsi, selon des sites spécialisés, Kristina Clifton, économiste en chef pour les devises à la Commonwealth Bank of Australia, a déclaré : « Toute nouvelle annonce sur les tarifs douaniers pourrait accentuer la volatilité des marchés de change et faire baisser le dollar. » Chris Weston, responsable de la recherche chez Pepperstone Group, a pour sa part écrit : « D’une manière ou d’une autre, tous les chemins mènent à un dollar affaibli. » Il souligne notamment que l’augmentation attendue du déficit budgétaire américain alimente les craintes d’une émission massive de bons du Trésor, ce qui pousse les investisseurs à fuir la devise américaine.
Une baisse de 7 % en cinq mois
Concrètement, l’indice du dollar a chuté de plus de 7 % au cours des cinq premiers mois de l’année, effaçant ainsi tous les gains réalisés en 2024 — une année qui avait pourtant débuté comme la meilleure depuis 2015. Deux facteurs principaux expliquent cette tendance :
- La politique commerciale erratique de l’administration actuelle, notamment en matière de droits de douane.
- Le projet fiscal de Donald Trump, qualifié de « grand et magnifique », déjà adopté par la Chambre des représentants et en attente au Sénat. Ce projet prévoit de relever le plafond de la dette américaine de 3 800 milliards de dollars sur dix ans, portant la dette totale à près de 40 000 milliards de dollars et faisant grimper le ratio dette/PIB de 98 % à 125 %.
- L’équipe de Trump y voit une « opportunité unique » pour relancer la croissance et créer des emplois. En parallèle de baisses d’impôts, le projet prévoit une réduction de 700 milliards de dollars pour Medicaid et de 267 milliards pour les bons alimentaires. Selon ses promoteurs, cela permettrait de réduire le déficit budgétaire, actuellement à 6,4 % du PIB, à seulement 3 % d’ici la fin du mandat.
Les Libanais dans l’expectative
Malgré cette vision optimiste, les marchés ne suivent pas. Le dollar poursuit sa chute face aux autres monnaies. Pour un Libanais qui détenait 100 dollars en début d’année, cette somme ne vaut aujourd’hui plus que 93 dollars, en raison de la baisse de 7 % de la devise.
Face à cette situation, il est crucial, selon l’expert des marchés financiers et enseignant universitaire Michel Saliby, que les individus comme les entreprises songent à « diversifier leurs portefeuilles d’investissement, en tenant compte de leurs objectifs et de leur tolérance au risque ». Cela peut inclure des placements dans des matières premières comme l’or, l’argent, le café ou le cacao, dans les cryptomonnaies, les actions, les obligations (en euros ou en dollars), voire dans l’immobilier.
Indépendamment des moyens disponibles, investir les fonds excédentaires au-delà des besoins essentiels ne protège pas seulement l’épargnant contre la dévaluation de la monnaie, mais bénéficie aussi à l’économie. Ces investissements permettent aux entreprises de financer leur croissance, de créer de l’emploi, et d’échapper à l’emprise des crédits bancaires, onéreux voire inaccessibles dans le contexte libanais actuel.
Miser sur le coût moyen
Michel Saliby recommande également une stratégie dite de « coût moyen en dollars » (Dollar Cost Averaging). Elle consiste à investir régulièrement un montant fixe, quel que soit le prix de l’actif, ce qui lisse les effets de la volatilité des marchés. « On commence à observer une évolution des mentalités chez les Libanais, qui diversifient davantage leurs sources de revenus et intègrent mieux la notion de risque dans leurs décisions d’investissement », constate-t-il.
Un besoin urgent de réformes
Cependant, pour que les Libanais puissent tirer pleinement parti des opportunités d’investissement, il est indispensable de renforcer l’architecture institutionnelle locale. Cela passe notamment par une modernisation de la Bourse de Beyrouth, qui, bien que l’une des plus anciennes du monde arabe, affiche des chiffres faméliques : à peine 3,5 millions d’actions échangées pour une valeur de 70 millions de dollars au premier trimestre de l’année. Seules dix entreprises y sont cotées, en majorité des banques, et Solidere y représente 80 % du volume échangé.
Pour redynamiser cette institution, trois mesures clés sont nécessaires :
- Privatiser la Bourse ;
- Transformer les établissements publics en sociétés anonymes et introduire leurs actions sur le marché, tout en permettant à l’État de conserver une majorité du capital ;
- Réformer l’Autorité des marchés financiers, en relançant son rôle de supervision et de régulation, et en mettant en œuvre le texte de loi prévoyant la création de ses instances de contrôle et de son tribunal spécial.
La responsabilité individuelle en première ligne
En attendant une refonte complète du système, deux leviers restent indispensables pour protéger les épargnants : d’une part, un rôle accru des autorités de régulation, qui doivent œuvrer à l’éducation financière du public et à la répression des pratiques frauduleuses ; d’autre part, une prise de conscience individuelle. Les Libanais doivent abandonner l’approche spéculative au profit d’une posture d’investisseur prudent, ce qui les conduira, mécaniquement, à faire des choix plus rationnels et éclairés.
Les opportunités d’investissement sont nombreuses, mais les défis le sont encore plus. Pour les Libanais désireux de faire fructifier leur épargne, il est essentiel de ne pas fuir la pluie des banques pour se retrouver sous la gouttière des marchés mondiaux, mais plutôt de placer leur argent avec discernement et responsabilité.