Chaque année, entre mai et juin, les montagnes libanaises se libèrent des derniers vestiges de l’hiver et s’illuminent de teintes roses, blanches et violettes, à mesure que les arbres fruitiers reprennent vie. Si aucun fruit ne détient le monopole de l’importance, leur valeur réside dans les revenus qu’ils génèrent pour les agriculteurs confrontés à la hausse du coût de la vie. Au sein de cette abondance colorée, un fruit se distingue, bien qu’il soit moins cultivé que d’autres : la cerise. Appréciée pour sa douceur et son attrait visuel, la cerise a même inspiré une expression française populaire — « c’est la cerise sur le gâteau » — qui souligne son rôle en tant que touche finale parfaite. Pourtant, malgré son statut symbolique, le cerisier est négligé dans l’agriculture libanaise et fait face à des défis naturels et logistiques croissants.
Une saison dévastée par le changement climatique
La saison des cerises de cette année n’a pas été meilleure que la précédente. Les fluctuations climatiques ont gravement affecté la floraison des cerisiers, réduisant considérablement leur fertilité. Le printemps a été marqué par des variations de température brutales, alternant gels soudains et chaleurs précoces qui ont anéanti les fleurs durant la phase de pollinisation. Selon Tony Tohme, président du comité économique de la Chambre de commerce, d’industrie et d’agriculture de Zahlé et de la Békaa, la production a chuté de 80 %, passant d’environ 30 000 tonnes à seulement 6 000 tonnes.
Des obstacles à l’exportation et une flambée des prix
Cette forte baisse de la production n’a pas seulement freiné les exportations — elle a aussi fait grimper les prix sur le marché local. « Les prix de gros au kilo varient désormais entre 400 000 et 600 000 livres libanaises », indique Naim Khalil, président du Syndicat des importateurs et exportateurs de fruits et légumes du Liban. Les cerises de qualité supérieure peuvent dépasser un million de livres au détail. Cette chute de l’offre survient au moment où de nombreux marchés du Golfe et du monde arabe ont rouvert leurs portes aux produits libanais, levant les interdictions antérieures sur les importations agricoles et industrielles. « À l’exception de l’Arabie saoudite, tous les marchés régionaux sont désormais accessibles », confirme Khalil.
Cependant, le rôle de l’Arabie saoudite demeure crucial — non pas comme importateur direct, mais comme voie de transit. Les routes terrestres traversant le territoire saoudien offrent la connexion la plus rapide et la moins coûteuse vers d’autres pays du Golfe comme le Koweït, les Émirats arabes unis, Oman, Bahreïn et le Yémen. Elles permettent de préserver la fraîcheur des produits, de réduire les coûts de transport et de donner aux exportateurs libanais un avantage concurrentiel essentiel pour la pérennité de l’agriculture et le soutien de l’économie nationale.
Le détour syrien un lourd tribut
La réouverture des routes terrestres via l’Arabie saoudite pourrait résoudre une grande partie du casse-tête logistique, mais elle ne représente pas une solution globale. « Tant que les coûts de transit via la Syrie restent élevés, les produits agricoles libanais auront du mal à rivaliser sur les marchés arabes », déclare Georges Hanna Fakhry, membre du Conseil économique, social et environnemental du Liban. Ce qui coûtait 100 dollars par camion avant 2018 dépasse aujourd’hui les 2 500 dollars — un fardeau financier qui a paralysé les exportateurs et réduit drastiquement les échanges terrestres.
« Lors de la récente conférence L’agriculture est le pouls de la terre, organisée par le ministère de l’Agriculture, j’ai soulevé cette question en présence du ministre syrien de l’Agriculture », ajoute Fakhry. Il a appelé les autorités syriennes à réduire les frais de transit, à simplifier les procédures d’exportation et à appliquer un calendrier agricole équitable, à l’abri des manipulations par les intermédiaires. Protéger les agriculteurs contre l’exploitation et garantir leur rentabilité, selon lui, doit être une priorité partagée.
Au-delà de la logistique : relever le défi de la qualité et de la sécurité
Même si les problèmes logistiques sont surmontés, les fruits et légumes libanais font face à un autre obstacle de taille : les normes de qualité. Les exportations sont souvent rejetées en raison d’un excès de résidus de pesticides ou de contaminations liées à une irrigation polluée. Cela entraîne non seulement une perte de devises précieuses pour le pays, mais met également en péril la santé publique locale, en augmentant les coûts de santé et en sapant la confiance des consommateurs.
Selon les experts, il est urgent de mettre en œuvre des programmes d’éducation agricole à grande échelle, d’améliorer les pratiques agricoles et de dépolluer les terres agricoles des eaux usées.
Un plan stratégique pour préparer les cerises à l’exportation
Face à ces défis, la Chambre de commerce, d’industrie et d’agriculture de Zahlé et de la Békaa a lancé les premiers ateliers d’un programme national destiné à préparer les cerises libanaises à l’exportation vers l’Union européenne. Ce programme, mis en œuvre en collaboration avec le ministère de l’Agriculture, est une initiative stratégique visant à renforcer la sécurité alimentaire et à ouvrir de nouvelles voies d’exportation pour les produits agricoles libanais.
« Ce programme de six mois cible 75 agriculteurs et 10 exportateurs dans les principales zones de production de cerises, notamment Qaa al-Reem, Wadi al-Araish, Badnayel, Ainata, Baskinta et Hammana », précise Silvana Gerges, cheffe de la division de la protection des végétaux au ministère de l’Agriculture. « Le ministère est chargé d’élaborer les directives et d’apporter un soutien technique aux agriculteurs intéressés par l’exportation. »
Said Gédéon, chef du département agricole de la Chambre, indique que le programme mettra l’accent sur :
- Le renforcement des compétences des agriculteurs et des exportateurs par des formations spécialisées,
- L’instauration d’un système national de contrôle et la délivrance de certificats de non-contamination — une sorte de « visa agricole » indispensable pour pénétrer le marché européen,
- La rédaction d’un guide complet recensant les exigences techniques et professionnelles des marchés cibles,
- La mise à jour régulière des normes européennes et la diffusion des dernières données auprès des parties prenantes locales.
D’une culture marginale à un atout d’exportation
Les cerises sont encore peu cultivées au Liban, principalement dans les zones montagneuses situées à plus de 1 200 mètres d’altitude — telles que Arsal, Ainata, Barka (Akkar), Marjata (Chouf), Aaqoura, Tarchich, Dhour Zahle, Kfarselwan et Hammana. Mais cette répartition ciblée doit être perçue comme un atout, et non comme une contrainte. La culture des cerises peut devenir une activité à forte valeur ajoutée et orientée vers l’exportation, notamment grâce à la topographie unique et au climat idéal du Liban.
Avec une production accrue, une qualité améliorée et une diversification des variétés, les cerises libanaises peuvent devenir un acteur majeur sur les marchés arabes, notamment face à la concurrence turque. Pour que cette vision se concrétise, il faut cependant une planification stratégique, un soutien gouvernemental, et un changement de perception : considérer la cerise non plus comme un luxe, mais comme un moteur viable de développement rural et de croissance économique.