L’Égypte fait face à des pressions sans précédent, multiples et interconnectées, allant de la menace d’une réduction du débit du Nil due au barrage de la Renaissance (GERD) en Éthiopie aux demandes d’Israël et des États-Unis d’accepter une relocalisation de la population de Gaza.
Le Nil: un facteur existentiel
La survie de l’Égypte est indissociable du Nil, qui fournit 97 % de son eau douce pour l’agriculture, l’industrie et les besoins domestiques. Le GERD, dont l’achèvement est prévu en 2025, pourrait réduire le débit du Nil de 25 % pendant ses phases de remplissage pluriannuelles, risquant de provoquer l’effondrement du secteur agricole égyptien. Plus de 84 % des terres agricoles se situent dans le delta et la vallée du Nil, déjà menacés par la salinisation et l’urbanisation. Une pénurie d’eau de 20 % supprimerait 1,1 million d’emplois dans un secteur qui occupe 23 % de la main-d’œuvre.
Les efforts diplomatiques, dont les négociations américaines de 2020-2023, ont échoué face au refus éthiopien d’accords contraignants, invoquant la souveraineté. L’Égypte et le Soudan s’appuient sur les traités coloniaux de 1929 et 1959 pour défendre leurs droits historiques, jugés obsolètes par l’Éthiopie. Le gouvernement du président Abdelfattah al-Sissi a investi 2,5 milliards de dollars dans la désalinisation depuis 2022, visant 6,4 millions de m³/jour d’ici 2030. Mais cette solution énergivore pourrait accroître les importations de pétrole de 15 %, aggravant le déficit commercial.
Les options militaires, bien que publiquement écartées, restent plausibles. Des images satellites montrent des bases aériennes égyptiennes modernisées près du Soudan, capables de frapper le GERD. Toutefois, les alliances régionales de l’Éthiopie avec l’Érythrée, la Somalie et le soutien russe compliquent tout scénario d’escalade. Maintenant l'Égypte compte sur la relance de la médiation américaine sous l'administration Trump.
Réfugiés : effet boomerang économique et tensions sociales
L’Égypte accueille 9,1 millions de réfugiés et migrants, le plus grand nombre en Afrique. La guerre au Soudan a initialement poussé 1,5 million de personnes vers l’Égypte, faisant doubler les loyers à Assouan et Louxor. Mais la reconquête de Khartoum par l’armée soudanaise en 2025 a inversé l’exode, laissant 43 000 logements vacants en périphérie du Caire et menaçant le secteur immobilier (12 milliards de dollars) d’effondrement. Cette volatilité révèle la dépendance risquée de l’Égypte aux retombées économiques des crises.
Le conflit à Gaza est un champ de mines politique. La construction d’une zone tampon de 20 km² dans le Sinaï, officiellement anti-terroriste, alimente les rumeurs de réinstallation palestinienne. L’opposition est massive : 78 % des Égyptiens (sondage Arab Barometer 2025) refusent d’accueillir des réfugiés, par crainte d’un déplacement permanent rappelant la Nakba de 1948.
Parallèlement, la fragmentation de la Libye perturbe les transferts des 2,3 millions de travailleurs égyptiens, qui transféraient 13,6 milliards de dollars par an avant 2020. Avec les ports de Tripoli sous contrôle milicien, ces revenus vitaux ont chuté de moitié, aggravant la pauvreté en Haute-Égypte.
Crise économique : canal de Suez et dette
Le canal de Suez, contribuant à 2,3 % du PIB en 2023, est sous tension. Les attaques houthies en mer Rouge depuis fin 2023 ont détourné 45 % du trafic vers le cap de Bonne-Espérance, réduisant les revenus de 9,4 milliards (2022) à 3,8 milliards de dollars (2024). Ce déclin met en péril le projet d’extension du canal (8 milliards de dollars), fonctionnant à 62 % de sa capacité.
Le tourisme (16 milliards de dollars de PIB) reste otage des conflits. La guerre Israël-Hamas de 2023 a entraîné 55 % d’annulations dans les stations balnéaires de la mer Rouge, tandis que les attaques contre des églises coptes à Minya découragent le tourisme culturel. Ces chocs aggravent la crise des devises : les réserves (35 milliards de dollars) couvrent à peine 4,6 mois d’importations, loin du seuil recommandé de 7 mois par le FMI.
La dépendance aux aides du Golfe (41 milliards de dollars depuis 2022) et aux prêts du FMI a un coût. L’accord de 2024 avec le FMI impose une réduction de 5,8 milliards de dollars des subventions aux carburants, déclenchant des protestations à Alexandrie et Port-Saïd. Avec une dette extérieure à 92 % du PIB, 40 % des revenus servent au remboursement des intérêts, un « piège de la dette » selon les économistes.
Démographie : bombe à retardement
La population égyptienne, augmentant de 1,7 million par an, pourrait atteindre 160 millions d’ici 2050 (+60 % par rapport à 2025). Cette croissance épuise les ressources : la disponibilité en eau par habitant est passée de 2 526 m³/an (1959) à 560 m³ aujourd’hui, bien en dessous du seuil de pénurie (1 000 m³). Le changement climatique aggrave la crise : une hausse de 30 cm de la Méditerranée d’ici 2030 inonderait 30 % du delta du Nil, déplaçant cinq millions de personnes.
Le chômage des jeunes (24,8 % en 2024) alimente le mécontentement. Chaque année, 800 000 nouveaux arrivants intègrent un marché du travail où 62 % des entreprises déplorent un « décalage des compétences ». À Beni Suef et Sohag (33 % de pauvreté), la chute des transferts libyens a accru l’émigration illégale vers l’Europe. La campagne « Deux, ça suffit » pour limiter les naissances n’a guère réduit la fécondité (3,1 enfants/femme), freinée par les résistances rurales et l’accès limité aux soins.
Politique : autoritarisme contre réformes
Le régime de Sissi affronte ses défis les plus graves depuis 2013, privilégiant la stabilité aux réformes démocratiques. L’élection de 2024, entachée d’arrestations et de censure, a prolongé son mandat jusqu’en 2030, mais la tolérance publique s’effrite. La hausse des prix du pain en janvier 2025 a provoqué des émeutes à Mansoura, réprimées par des coupures d’Internet et des arrestations.
L’armée, contrôlant 40 % du PIB, domine les réponses aux crises. Des projets pharaoniques comme la nouvelle capitale administrative (58 milliards de dollars) servent les élites plutôt que le public. Les négociations sur le GERD sont gérées par les services de renseignement, marginalisant diplomates et experts.
Perspectives : réformes ou effondrement ?
La survie de l’Égypte exige des réformes urgentes :
1. Innovation hydrique : généraliser l’irrigation goutte-à-goutte (12 % des terres actuellement) et recycler les eaux usées au-delà de 8,8 milliards de m³/an.
2. Diversification économique : réorienter les investissements du canal de Suez vers les secteurs high-tech (pharmacie, IA), en profitant des fonds européens de « relocalisation ».
3. Restructuration de la dette : négocier des délais de remboursement avec le FMI et échanger la dette contre des projets climatiques (proposition COP29).
4. Diplomatie régionale : relancer la Déclaration de principes de 2015 sur le GERD avec arbitrage contraignant, via le Conseil de Sécurité de l’ONU.
Sans changements systémiques, l’Égypte risque une déstabilisation syrienne : pénuries d’eau, chômage des jeunes et austérité pourraient converger en un soulèvement massif. La fenêtre d’action se réduit : les cinq prochaines années détermineront si le pays développera une économie résiliente ou un exemple d’effondrement climatique.