Ce 1er mai, nous ne chanterons pas de poèmes. Car si célébrer les luttes des travailleurs et leurs sacrifices peut susciter l’émotion et attirer la sympathie, cela ne « remplit pas les assiettes ». Un « ventre vide est un lourd fardeau », pour son porteur comme pour l’économie. Tant que les travailleurs ne seront pas rétribués à leur juste valeur – financièrement et moralement – et que le fossé abyssal entre eux et la minorité accaparant les richesses mondiales ne sera pas comblé, il n’y aura ni justice sociale ni prospérité.
Cette année, les travailleurs libanais espéraient recevoir du ministre du Travail une « étrenne » du 1er mai sous la forme d’une revalorisation du salaire minimum. Une annonce précipitée, mais encore non approuvée par les employeurs, donc retardée. Et même si elle est actée, elle ne sera guère significative. On évoque une hausse de 18 millions de livres à 23 voire 27 millions, soit entre 256 et 300 dollars selon le taux du marché. Mais cela ne couvrira que 56 % du panier de survie mensuel pour une famille de 5 personnes, estimé à 452 dollars pour 2025 selon le Programme alimentaire mondial. Et si l’on se réfère au coût de vie réel estimé par le chercheur Mohamad Chamseddine à 900 dollars (hors médicaments et soins), le salaire minimum représenterait à peine un tiers de ce montant.
Augmenter le salaire minimum n’est pas la solution
Il va de soi que relever le salaire minimum n’est pas la solution idéale pour garantir une vie digne aux travailleurs. Certes, cela augmenterait les indemnités de fin de service, mais plus de la moitié des travailleurs – notamment ceux relevant de l’économie informelle (plus de 50 %), ainsi que les agriculteurs, journaliers et indépendants exclus du Code du travail – en seraient exclus (voir notre article du 30 avril 2025). Par ailleurs, imposer un minimum salarial de 500 à 900 dollars aux entreprises dans une économie en récession risquerait d’entraîner des licenciements massifs voire des fermetures, au détriment encore une fois des travailleurs.
Renforcer le pouvoir d’achat grâce aux réformes
Aujourd’hui, une famille libanaise moyenne dépense environ 39 millions de livres – soit 216 % du salaire minimum actuel – pour des services de base :
- 20 % du salaire minimum (3,6 millions) pour l’eau
- 60 % (10,8 millions) pour l’électricité (État + générateur)
- 15 % (2,7 millions) pour les transports
- 60 % (10,8 millions) pour les frais de santé dus à la pollution, notamment des générateurs et des égouts. Greenpeace estimait en 2020 le coût annuel de la pollution à 1,4 milliard de dollars, soit 116 dollars par mois et par famille.
- 5 % (900 000 livres) pour les télécommunications
Le pire ? Toute hausse du salaire minimum fera mécaniquement grimper ces coûts, annulant rapidement ses effets. D’où la nécessité d’un autre type de réforme : améliorer la qualité et réduire le coût des services, notamment en libéralisant les secteurs de l’électricité, de l’eau et des télécoms, et en autorisant les municipalités à collaborer avec le privé. Le recours aux énergies renouvelables permettrait, entre autres, de réduire les factures à une seule par service, et de faire baisser la pollution. Résultat : un gain considérable pour les ménages.
Oui, on peut augmenter les revenus
Relever les salaires n’est pas une chimère. « Le Liban est l’un des pays les plus riches du monde, pas seulement du monde arabe », affirme Chamseddine. Le problème n’est donc pas l’absence de ressources, mais celle d’un État social. Il suffirait d’augmenter la fiscalité sur les plus riches pour financer les services publics et réduire la pauvreté, tout en relançant l’économie.
Parmi les revenus potentiels de l’État, Chamseddine cite :
- 350 000 villas et appartements de luxe évalués à plus de 2 millions $ chacun (chiffres de 2020). Une taxe annuelle de 3 500 $ sur ces biens rapporterait 1,2 milliard $.
- Les biens publics maritimes, d’une superficie de 5,5 millions de m², ne rapportent aujourd’hui que 40 millions $ par an alors qu’ils pourraient générer bien davantage.
- Des dizaines de biens immobiliers appartenant au ministère des Travaux publics sont loués à des prix dérisoires et génèrent des millions pour leurs exploitants.
- Une taxe pourrait être imposée à ceux qui ont remboursé leurs prêts au taux préférentiel de 1500 livres, profitant de Sayrafa et des subventions.
Développer l’Office national de l’emploi
Selon Chamseddine, une partie de ces revenus devrait être affectée à l’Office national de l’emploi pour soutenir l’insertion professionnelle. Comment ? En aidant les entreprises à financer les salaires des nouveaux employés pendant une période d’essai, en échange d’une embauche à long terme. Une initiative qui réduirait le chômage, soutiendrait les entreprises, et offrirait des salaires décents.
Les solutions existent, mais leur mise en œuvre exige un changement radical de paradigme. Tant que l’État négligera la redistribution des richesses et ses responsabilités fondamentales, les travailleurs du Liban continueront de « jeûner »… et de « rompre » leur jeûne, chaque 1er mai, avec un salaire minimum de 200 dollars.