Pendant plus d’un demi-siècle, la famille Assad a régné sur la Syrie à travers une dictature militaire dissimulée derrière les slogans du parti Baas tels que « Une seule nation arabe au message éternel » et « Unité, liberté, socialisme ». Un régime de l’homme fort, écrasant toute forme de liberté et instaurant une véritable terreur d’État sous couvert de socialisme. Dès 1971, Hafez el-Assad imposait sa « démocratie à 99 % » via des référendums présidentiels truqués, où il se présentait sans véritable opposition. Lors de ses cinq mandats, son plus bas score fut de 99,2 %. Cette tradition d’élections de façade s’est poursuivie sous son fils Bachar, jusqu’à l’effondrement du régime en 2024, révélant la nature profondément autoritaire du système.
Avec la fuite de Bachar el-Assad à Moscou et l’arrivée d’Ahmad al-Charaa à la présidence au palais des Mouhajirine après une guerre civile de treize ans déclenchée par la révolution pacifique de 2011, la Syrie tourne une page essentielle de son histoire — une époque où l’État et son dirigeant ne faisaient qu’un, au point que l’on parlait de la « Syrie d’Assad ».
Le Liban aussi referme une page douloureuse, marquée par la domination syrienne — militaire puis politique — depuis le début de la guerre civile libanaise en 1975, lorsque l’armée syrienne entra au Liban sous le prétexte de soutenir les forces palestiniennes. Comme Hafez el-Assad l’avoua lui-même dans un discours à l’Université de Damas en juillet 1976, les troupes syriennes s’étaient déployées sans autorisation préalable. Cette occupation évolua en une mainmise totale sur la politique, l’économie et la société libanaises, en particulier après 1990, transformant la Syrie en véritable pouvoir de l’ombre à Beyrouth.
Des décennies d’ingérences ont laissé un héritage explosif de dossiers non résolus — nourris non seulement par des ambitions personnelles, mais aussi par une vision idéologique. Tout comme son père, Bachar el-Assad considérait le Liban comme une « erreur historique », « une province perdue » séparée artificiellement par l’accord Sykes-Picot, « un foyer de complots » ou encore la « 15e mouhafaza » de la Syrie.
Aujourd’hui, dans un contexte de bouleversements régionaux majeurs — notamment après les événements du 7 octobre — les relations entre le Liban et la Syrie atteignent un tournant historique. Une opportunité inédite s’offre pour passer d’une ère d’hégémonie, d’ingérence et de dépendance à une relation fondée sur l’égalité et le respect mutuel. Le président Ahmad al-Charaa l’a réaffirmé à plusieurs reprises :
« La nouvelle Syrie ne s’immisce pas dans les affaires de ses voisins. Elle aspire à des relations basées sur le respect mutuel et la souveraineté nationale… Le passé est derrière nous, et nous ouvrons une nouvelle page avec le Liban, l’Irak et la Turquie. Nos relations avec le Liban seront fondées sur la transparence et la souveraineté. Les ingérences du passé ne reflètent plus la volonté du peuple syrien. »
C’est dans cet esprit que le Premier ministre libanais Nawaf Salam a effectué, le 14 avril 2025, une visite officielle à Damas — la première du genre depuis l’indépendance des deux pays dans les années 1940. Il était accompagné des ministres des Affaires étrangères Youssef Raji, de la Défense Michel Menassa et de l’Intérieur Ahmad Hajjar. L’objectif : jeter les bases d’une relation équilibrée et entamer le processus de démantèlement des mécanismes hérités du régime Assad.
« Cette visite ouvre une nouvelle page dans les relations bilatérales, fondée sur le respect mutuel, la restauration de la confiance et le bon voisinage. Les décisions syriennes appartiennent aux Syriens, et les décisions libanaises aux Libanais », a déclaré Salam.
Tous les dossiers sensibles ont été mis sur la table, marquant la fin de l’ère des tabous :
- Délimitation des frontières terrestre et maritime, leur sécurisation, et la fermeture des passages illégaux.
- Lutte contre la contrebande.
- Réexamen du Haut Conseil syro-libanais et des accords issus du Traité de fraternité, coopération et coordination.
- Transit du pétrole et du gaz, et circulation commerciale.
- Dossier des Libanais disparus de force dans les prisons syriennes.
- Demandes d’extradition de criminels condamnés au Liban, impliqués dans les assassinats de Bachir Gemayel, Kamal Joumblatt, ou les attentats des mosquées de Tripoli en 2013.
- Sort des détenus syriens au Liban arrêtés pour des raisons politiques, et des anciens officiers du régime Assad ayant trouvé refuge en Syrie.
Évidemment, la question du retour des réfugiés syriens était au cœur des discussions. Le Liban mise sur des mesures concrètes et rapides, d’autant que le vice-Premier ministre Tarek Mitri a soumis un plan prévoyant le retour immédiat de 400 000 réfugiés.
L’époque des réponses stéréotypées du régime Assad semble révolue — notamment sur le dossier des prisonniers libanais. En 1998, après la libération de 121 détenus, le vice-président syrien Farouk al-Charaa avait affirmé depuis le palais présidentiel : « Il n’y a plus de Libanais chez nous, ceux que nous avons libérés ont été innocentés de toute collaboration avec Israël. » Une position relayée au patriarche Nasrallah Boutros Sfeir par le juge Adnan Addoum et le général Jamil Sayyed. Sous Bachar, un geste symbolique avait vu la libération de 45 détenus libanais en 2000.
Aujourd’hui, une démarche concrète a été actée : la formation d’un comité ministériel regroupant les ministères des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice, chargé de suivre les dossiers prioritaires. Les autres questions seront traitées par les ministres concernés.
Cette rencontre se tient alors que la Syrie comme le Liban tentent de tourner la page de l’ère Assad. Parmi les séquelles encore vives : le refus historique du régime syrien de délimiter les frontières, son instrumentalisation des réfugiés comme levier politique, et l’utilisation des déplacés comme outil géopolitique.
Ce rapprochement pragmatique permettra-t-il enfin d’effacer les décombres du passé ? Les deux pays sauront-ils profiter de la médiation saoudienne pour rétablir leurs liens et réintégrer pleinement le giron arabe, alors que l’influence iranienne décline et que les ambitions turques sont contenues ?
Les signes sont encourageants. La rencontre à Djeddah, sous l’égide de Riyad, entre les ministres de la Défense libanais et syrien après les heurts armés dans la Békaa-Est, a démontré une volonté claire de renforcer la coordination sécuritaire au service de la stabilité des deux États.