TRIBUNE. Alors que de nombreux experts prédisaient un affaiblissement du régime russe en cas d’enlisement en Ukraine, Vladimir Poutine a été incontestablement réélu président de la Fédération de Russie. En effet, il n’est plus contesté dans son armée depuis la mort de Prigogine et a verrouillé toutes les oppositions depuis plusieurs années. Les Européens devront donc composer avec lui pendant et après la guerre en Ukraine.

Vladimir Poutine veut laver ce qu’il estime être « la plus grande catastrophe du XXe siècle » : la chute de l’URSS et la période Boris Eltsine. De cette période, le président russe retient deux principes directeurs. Premier principe, une ouverture du régime encouragée par la nomenklatura libérale ne fera que discréditer les institutions russes, amenant le régime à s’effondrer. En effet, elle avait encouragé le pluralisme lors de l’élection de Boris Eltsine de 1991. Or, cela avait conduit à délégitimer le Parti communiste sans pour autant légitimer celui de Boris Elstine. Ainsi, le pouvoir central a perdu son influence et s’est affaibli face aux autres républiques, comme au Caucase ou en Asie Mineure. Second principe, un président russe ne peut être élu que par adhésion de la population russe à son projet. La réélection d’Eltsine en 1996 a été rendue possible par un « vote barrage » au Parti communiste qui progressait. En effet, l’ancien président était passé de 59 % des voix en 1991 à 36 %, soit une perte de 23 points. C’est pourquoi Vladimir Poutine cherche à séduire les Russes par son projet, ce qui explique la stabilité des intentions de vote autour de 60 %, selon l’institut d’enquête Levada, indépendamment des crises internationales ou des contextes électoraux.

Son projet est marqué par le réarmement économique de la Russie. Vladimir Poutine a fait preuve de pragmatisme, d’un côté en jouant la carte du rapprochement avec l’Occident néolibéral symbolisé par l’adhésion de la Russie à l’OMC en 2012 et de l’autre en jouant la carte de la protection de ses secteurs stratégiques pour son redressement (hydrocarbures, agriculture, industrie, technologie). Ce pragmatisme a séduit les Russes puisque son projet répond aux attentes des actifs sur le plan de la croissance économique et de l’emploi (taux de chômage : 4,6 % en 2019, contre 12,5 % en 2000)  ; des retraités sur le plan démographique avec l’allongement de l’espérance de vie (73 ans en 2019, contre 65 ans en 2000)  ; et des jeunes sur le plan du développement humain (l’IDH, indice de développement humain, a progressé de 17 % sur la période 2000-2019).

Une société basée sur des valeurs traditionnelles

Sur le plan moral, il aspire à bâtir une société basée sur des valeurs traditionnelles comme la famille et l’Église orthodoxe. Tout cela se fait en opposition à un Occident jugé en déclin moral, alors qu’il cherche à forger une identité russe solide pour résister aux pressions culturelles externes et conserver l’âme d’une civilisation ancestrale et millénaire. Cela se retrouve dans sa politique nataliste profamille ainsi que dans ses discours où il n’a de cesse de décrier l’Ouest et ses valeurs corrompues en ciblant le mariage homosexuel ou les droits LGBTQ+. Alors que certains pouvaient penser qu’il s’agirait de ses objectifs finaux, il s’agissait seulement d’un moyen pour permettre à la Russie de peser sur la scène internationale.

Vladimir Poutine s’est construit progressivement en champion des pays aspirant à contester le leadership occidental. En effet, il s’éloigne durablement des pays occidentaux au début des années 2010. En plus d’un modèle de société aux antipodes du modèle progressiste occidental, deux désaccords de fond structurent les relations entre Poutine et l’Occident. D’une part, il s’agit de l’attraction de l’Otan et de l’Union européenne dans son voisinage, symbolisée par le référendum de 2008 en Géorgie où 77 % des Géorgiens sont en faveur d’une adhésion à l’Otan ou par la révolte du Maïdan en Ukraine après la suspension de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne. D’autre part, son veto en 2011 sur une intervention en Syrie contre Bachar al-Assad lui offre une victoire symbolique en devenant le premier leader non occidental à dire « non » à l’Occident. Son intervention militaire en 2015 pour protéger le régime syrien montre à l’Occident sa volonté d’utiliser la force militaire pour atteindre ses objectifs de politique étrangère et protéger ses intérêts dans la région et dans le reste du monde, comme en Afrique, y compris si cela se fait au détriment de l’Occident.

En combinant le réarmement économique avec la renaissance des valeurs traditionnelles russes, Vladimir Poutine incarne une modernité propre aux velléités des nouvelles nations-empires.

Le projet de Vladimir Poutine est en réalité bien plus moderne que celui de l’Occident aux yeux d’une partie du monde. En combinant le réarmement économique avec la renaissance des valeurs traditionnelles russes, Vladimir Poutine incarne une modernité propre aux velléités des nouvelles nations-empires (Chine, Turquie, Iran, etc.). En effet, ces nations adoptent la même approche, à savoir un réarmement économique en vue de se procurer des avantages stratégiques industriels, technologiques, militaires, couplé à une promotion de leur modèle traditionnel (le confucianisme pour Xi Jinping, le sunnisme pour Erdogan et le chiisme pour l’Iran) pour faire renaître leurs empires, que cela soit la Chine des Qing, la Turquie ottomane ou l’Iran perse. Ainsi, la position de Poutine s’est renforcée grâce au rapprochement avec la Chine à travers la signature de l’Organisation de coopération de Shanghai et la montée en puissance des Brics dans l’architecture mondiale.

Les dirigeants européens n’ont pas compris les intentions de Vladimir Poutine. D’une part, notre réponse à l’invasion russe en Ukraine est inadaptée. Nous avons cherché d’un côté à sanctionner économiquement la Russie alors qu’elle s’était réarmée, diversifiée et préparée à entrer pleinement en économie de guerre, et de l’autre à l’isoler diplomatiquement alors que le projet de Vladimir Poutine est plus porteur au sein du Sud global. En effet, l’écrasante majorité des pays du Sud global ne condamnent pas l’action de Vladimir Poutine en Ukraine. Or, s’il n’y a pas d’unité au sein du Sud global, ces pays sont unis par leur volonté de mettre un terme à la domination occidentale et de faire émerger un véritable monde multipolaire.

Avant le Covid-19, Vladimir Poutine mise comme de nombreux experts sur une victoire chinoise face aux États-Unis dans la décennie 2020 dans la course au statut de première puissance mondiale. Seulement, les difficultés chinoises lors de la crise sanitaire ont changé la donne. Alors qu’un doute existe désormais à court terme sur la Chine, le maître du Kremlin pourrait penser que c’est lui qui peut battre l’Occident en mettant fin à la crédibilité de puissance des pays occidentaux s’ils ne réussissent pas à protéger l’Ukraine.

Pierre Clairé est directeur adjoint des études du Millénaire, spécialiste des questions internationales et européennes.

Matthieu Hocque est directeur adjoint des études du Millénaire, spécialiste des politiques publiques.