La prise de la ville occidentale d’Al-Fashir par la milice des Forces de soutien rapide (FSR) n’est pas un simple épisode dans le conflit soudanais, complexe et alimenté de l’extérieur. La capture de la capitale du Darfour-Nord a rebattu les cartes de la guerre, alors que beaucoup pensaient la situation stabilisée en faveur des forces gouvernementales soutenues par d’importants acteurs régionaux. La résistance acharnée de l’armée soudanaise et des milices darfouriennes alliées face aux FSR souligne l’importance stratégique d’Al-Fashir, dont la chute offrirait à la milice le contrôle total du Darfour, après des mois de revers dans la capitale, Khartoum.
Cependant, cette avancée majeure ne peut être considérée comme un développement soudain. Les FSR, issues du Darfour et autrefois connues sous le nom de « Janjawid », composées en grande partie de tribus arabes, se préparaient à cette opération depuis longtemps. Elles menaient des activités au Sud-Kordofan, situé entre l’ouest et l’est du pays, tout en maintenant un silence calculé à Al-Fashir. La milice a exploité les tensions tribales et les désirs de vengeance après les opérations de l’armée à Khartoum pour frapper en retour, ce qui explique les atrocités qui ont suivi.
Les Nations unies et les organisations de défense des droits de l’homme ont qualifié ces actes de crimes de guerre. Ce n’est pas la première fois que de telles accusations sont formulées. L’administration de l’ancien président américain Joe Biden avait accusé les FSR de commettre des actes de génocide, tandis que l’ONU a signalé une large propagation des violences sexuelles.
La crise du Darfour remonte à plusieurs décennies. Les racines des troubles politiques et sociaux du Soudan résident dans les politiques coloniales britanniques, qui ont accentué les divisions entre les composantes politiques, régionales et ethniques du pays. Ces politiques ont engendré des injustices dont le Darfour est devenu le symbole, et les gouvernements post-indépendance les ont ignorées, voire aggravées. Avec le temps, ces tensions se sont transformées en guerres, un enchevêtrement de facteurs complexes ayant conduit à la situation catastrophique actuelle dans toutes ses dimensions sociales, économiques et politiques.
Beaucoup oublient que le Darfour regorge de richesses naturelles, notamment d’or et de minerais rares. Avec le soutien de puissances étrangères, il n’est pas surprenant que le chef des FSR, Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemedti », appuyé par les Émirats arabes unis, ait repris les combats et refusé sa défaite à Khartoum. Il a exploité la complaisance de l’armée, son excès de confiance et sa concentration sur la capitale, tandis que ses casernes à Al-Fashir étaient assiégées et que sa base populaire s’érodait.
Les récents développements ne sauraient non plus être qualifiés de tournant dramatique. Les FSR affrontent encore une armée nationale idéologiquement motivée et une large coalition arabe et régionale comprenant l’Égypte, la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite, malgré leurs divergences. Parallèlement, les FSR bénéficient du soutien d’acteurs régionaux comme le Tchad et certaines factions libyennes, tout en entretenant des liens avec des mouvements transfrontaliers.
Il semble que les FSR aient tiré les leçons de leurs défaites passées et soient passées de la défensive à l’offensive. Elles sont aujourd’hui mieux armées, mieux organisées et mieux financées que jamais. Autrefois, leurs combattants se déplaçaient à cheval ou à dos de chameau, désormais ils circulent en véhicules blindés et en pick-up. Jadis, ils incendient les villages, aujourd’hui ils les bombardent à l’artillerie lourde et utilisent des drones sophistiqués.
Indifférence internationale et absence de médiation
Ce qui n’a pas changé entre hier et aujourd’hui, ce sont les massacres eux-mêmes. La crise est devenue la pire catastrophe humanitaire au monde dans une quasi-indifférence internationale, tandis qu’aucune des deux parties belligérantes ne semble capable d’imposer une victoire décisive. L’armée contrôle le nord et le centre, incluant la capitale, tandis que les FSR, ayant perdu l’est, sont déterminées à tenir. Leurs récentes victoires pourraient leur ouvrir la voie à une nouvelle expansion, et elles ne cesseront pas leur progression, le destin de Hemedti étant désormais en jeu.
Avant la guerre, Hemedti se présentait comme un patriote, voire un démocrate, en rébellion contre des décennies de dictature militaire et de régime islamiste. Il a ensuite proclamé son propre gouvernement parallèle, basé à Nyala, au Darfour du Sud. Aujourd’hui, il cherche à consolider sa légitimité dans un futur ordre politique, fort de ses gains militaires, et aspire à une meilleure position de négociation. Il rejette l’image d’un chef diviseur ou avide de guerre, se présentant au contraire comme un homme de paix.
Pendant ce temps, le général Abdel Fattah al-Burhan, chef du Conseil souverain de transition et commandant de l’armée, qui a établi sa capitale temporaire dans la ville côtière de Port-Soudan, reconnaît implicitement sa défaite à l’ouest, voyant dans la chute d’Al-Fashir le signe de l’effondrement de l’autorité centrale dans cette région. Cependant, ce que Burhan refusait de concéder lorsqu’il était en position de force, il est peu probable qu’il l’accepte aujourd’hui. Son plafond de négociation reste supérieur à celui fixé par les FSR.
Il peut toutefois se rassurer en considérant qu’il est peu probable que les FSR prennent le contrôle total du Nord-Kordofan ou s’étendent vers l’est, un tel mouvement allongerait leurs lignes d’approvisionnement et rendrait leurs forces vulnérables sur un vaste territoire. Les FSR ciblent actuellement la capitale de l’État, Al-Obeid, pour l’empêcher de soutenir d’autres forces gouvernementales, tout en accentuant la pression sur les zones assiégées du Sud et de l’Ouest-Kordofan afin d’y étendre progressivement leur contrôle.
Sur le plan stratégique, les FSR contrôlent désormais presque tout le Darfour et la majorité des États de l’ouest du Soudan. Elles détiennent également une partie de la frontière avec la Libye, la totalité de celle avec le Tchad et la République centrafricaine, ainsi qu’une portion de la frontière avec le Soudan du Sud. Pourtant, elles demeurent plus faibles que les forces gouvernementales, lesquelles ne parviennent pas non plus à trancher le conflit.
Ainsi, la situation semble s’orienter vers une impasse meurtrière, une guerre sans perspective ni médiation efficace. Quant à la position de Washington, sur laquelle beaucoup misaient, le conseiller du président Donald Trump pour l’Afrique, Massaad Boulos, a tenté de rapprocher les points de vue sans succès. Sa focalisation sur les Émirats arabes unis, l’Égypte et l’Arabie saoudite a soulevé des doutes quant au sérieux de l’administration américaine à imposer la paix, comparée à la précédente.
Le conflit qui se poursuit et s’étend pose désormais des questions cruciales sur le sort du Soudan, troisième plus grand pays d’Afrique, dont l’avenir oscille entre la paralysie et l’épuisement, menaçant gravement l’unité nationale.
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