Il n’était guère surprenant que les déclarations de l’émissaire américain pour la Syrie et le Liban, Tom Barrack, à la veille de l’Assemblée générale des Nations unies, provoquent une onde de choc à Beyrouth et dans d’autres capitales concernées par le conflit arabo-israélien. Barrack a qualifié la « paix au Moyen-Orient » de « simple illusion », a minimisé la portée de la reconnaissance de l’État palestinien par certaines grandes puissances, et est allé jusqu’à accuser le gouvernement libanais d’hésiter à prendre des mesures concrètes pour désarmer le Hezbollah—soulignant que Washington ne se substituerait pas aux Libanais dans ce domaine.
Dans une interview télévisée, Barrack a rappelé l’échec de « 27 cessez-le-feu, dont aucun n’a tenu », ajoutant que « la responsabilité incombe au gouvernement libanais ». Il a écarté toute idée d’intervention militaire américaine qui reproduirait le scénario du débarquement des Marines en 1958, à l’époque du président Dwight Eisenhower, lorsque des troupes américaines avaient pris pied sur les côtes libanaises au plus fort du bras de fer entre partisans du nassérisme et défenseurs du Pacte de Bagdad sous le mandat du président Camille Chamoun, conformément à ce qui fut alors appelé la « doctrine Eisenhower ».
La réponse officielle de Beyrouth
La réplique n’a pas tardé. Le Premier ministre Nawaf Salam a jugé les propos de Barrack comme « une remise en cause du sérieux du gouvernement et du rôle de l’armée ». Il a réaffirmé l’engagement de son gouvernement à maintenir les armes sous le seul contrôle de l’État, a appelé la communauté internationale à renforcer son soutien à l’armée libanaise et à faire pression sur Israël pour qu’il cesse ses agressions, et a réitéré l’attachement du Liban à l’Initiative de paix arabe de 2002 comme cadre réaliste pour un règlement juste et global—reposant sur les principes de la terre contre la paix et de la solution à deux États.
C’est ce même message que Salam a voulu souligner en début de semaine, après le vote massif de l’Assemblée générale de l’ONU en faveur d’une résolution définissant des « étapes concrètes, irréversibles et assorties de délais » vers une solution à deux États entre Israël et les Palestiniens, et ce à la veille de l’ouverture de la 80ᵉ session de l’organisation internationale, marquée par une forte présence de dirigeants mondiaux.
La mémoire de Charles Malik et le message du pluralisme
Le président Jozef Aoun, prononçant son premier discours au nom du Liban à la tribune onusienne, a ouvert son intervention en rappelant le rôle historique du pays dans la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme il y a 77 ans, à travers Charles Malik—« le philosophe libanais qui, aux côtés des grandes figures de la pensée des droits humains, a offert à l’humanité ce texte immortel, et qui eut l’honneur de présider cette même Assemblée entre 1958 et 1959, représentant mon pays, le Liban ».
Le président a ainsi insisté sur le fait que le Liban continue de porter un message de liberté, de pluralisme et de coexistence malgré ses blessures. Cette référence n’était pas qu’un hommage symbolique, mais une déclaration claire : le Liban veut demeurer un « devoir d’existence » dans un monde fracturé par les divisions, et se présenter comme l’unique modèle d’équilibre constitutionnel entre christianisme et islam. Il a également évoqué la résolution de 2019 de l’Assemblée générale visant à créer au Liban « l’Académie de l’homme pour la rencontre et le dialogue », promettant de la relancer après qu’elle eut été mise en sommeil par les crises.
Discours et Réalité
Mais en parallèle, une contradiction flagrante demeure. Le Liban se présente à l’ONU comme un phare du dialogue et du pluralisme, tandis qu’à l’intérieur, des armes illégales sapent sa souveraineté. Les propos de Barrack ramènent le débat à la racine du problème : comment le Liban peut-il assumer sa mission historique alors qu’il est otage de forces échappant à l’autorité de l’État ?
Le Hezbollah, de son côté, tente de concilier un discours interne prônant « l’ouverture d’une nouvelle page » avec l’Arabie saoudite—comme l’a récemment affirmé son secrétaire général adjoint, cheikh Naim Qassem—et son alignement constant sur des équations régionales, notamment l’axe Téhéran–Riyad. Mais l’expérience des dernières décennies a montré que ces appels sont souvent des manœuvres dilatoires plutôt que de véritables révisions stratégiques.
Israël après le « Déluge d’al-Aqsa » : des équations plus dures
Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, Israël n’est plus le même. Sa sécurité nationale est devenue une ligne rouge intangible qu’il défendra par tous les moyens, ce qui rend de plus en plus fragile tout pari libanais sur l’équation de la « résistance et de la dissuasion ». Le Liban se retrouve ainsi au cœur d’une confrontation régionale dont il ne peut supporter les conséquences.
Les discours officiels à Beyrouth continuent de qualifier le Liban de « message », et il l’a effectivement été durant deux décennies de son histoire moderne (1949–1969). Mais aujourd’hui, le monde se confronte aux réalités, non aux idéaux. Quatre décennies d’armes palestiniennes, syriennes, iraniennes et jihadistes—jusqu’à l’hégémonie actuelle de l’arsenal du Hezbollah—ont paralysé la capacité du Liban à retrouver son rôle civilisationnel.
Une équation simple et complexe à la fois
La renaissance du Liban dépend désormais d’une équation claire : aucune académie du dialogue, aucun message de pluralisme n’est viable sans un État fort qui détienne seul la décision de guerre et de paix. Tant que cette exigence fondamentale ne sera pas tranchée, le Liban restera suspendu entre l’image idéalisée qu’il projette au monde et la réalité tourmentée qu’il vit.
J’écris ces lignes finales avec douleur et nostalgie. Comme la majorité des Libanais, je voudrais que le monde entende l’histoire d’un pays qui a enseigné à ses enfants que la différence n’est pas l’hostilité, et que le pluralisme est une richesse politique et sociale. Mais en rentrant chez moi, je trouve des rues épuisées, des familles meurtries, et une génération privée de certitudes.
Je crois au Liban. Mais la foi ne suffit pas. Tant que nous n’aurons pas choisi avec courage un État unique qui monopolise la décision nationale, la tribune de l’ONU restera pour nous un rappel de nos aspirations, jamais un substitut à ce que nous devons accomplir ici, sur notre propre terre.
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