Depuis la création d’Israël — perçue dans la littérature arabe comme un « projet » et, sur le plan international, comme un État reconnu par les Nations unies — l’expression « Grande Israël » résonne comme une ambition biblique dangereuse. Elle apparaît d’abord dans l’imaginaire de Theodor Herzl, fondateur du mouvement sioniste et initiateur du congrès de Bâle en 1897, avant de ressurgir dans le discours de dirigeants israéliens successifs et dans la doctrine du sionisme mondial.

L’Ancien Testament lui-même diverge sur l’étendue géographique promise aux descendants d’Abraham. Le Livre de la Genèse s’étend

à une grande partie du bassin oriental de la Méditerranée, jusqu’à la Turquie et au Golfe arabique. Les Livres du Deutéronome et d’Ézéchiel, en revanche, la limitent aux terres situées entre l’Euphrate et le Nil. Pourtant, « l’alliance abrahamique » demeure un thème persistant pour les dirigeants israéliens et les courants les plus radicaux — à commencer par le Premier ministre Benjamin Netanyahou, qui a relancé le slogan du « Grand Israël » il y a quelques semaines.

La question centrale qui se pose désormais aux Palestiniens, aux Arabes et à la communauté internationale est la suivante : ce projet est-il réaliste et quelles sont ses chances de se concrétiser sur les plans militaire, diplomatique, géographique et démographique ? Les avis divergent. Certains estiment que le « Grand Israël » est déjà en cours de réalisation, en s’appuyant sur des développements au Liban, en Syrie, à Gaza, en Cisjordanie, voire au Qatar. D’autres rejettent cette hypothèse, considérant l’expansion israélienne comme une quête de frontières sûres et stables, sous le concept bien connu en temps de guerre d’« espace vital ».

Pourquoi le projet manque de réalisme

Trois considérations principales donnent du poids à cette seconde analyse.

Premièrement, la légitimité internationale. Contrairement à l’acceptation assez large qui a facilité la naissance de la « petite Israël » à travers le partage de la Palestine en 1948-49, le monde est aujourd’hui loin d’être uni derrière une « Grande Israël ». Au contraire : l’opposition internationale, arabe et islamique aux politiques de Netanyahou — notamment à Gaza et en Cisjordanie — s’intensifie. Netanyahou lui-même a reconnu l’isolement diplomatique croissant d’Israël. Dans le même temps, la France et l’Arabie saoudite poussent avec insistance en faveur d’une solution à deux États, comme l’a rappelé la deuxième session de l’Assemblée générale des Nations unies à New York.

Deuxièmement, les obstacles démographiques et géographiques. L’idée de déplacer plus de 50 millions de personnes en Égypte, en Palestine, en Jordanie, en Irak, en Syrie, au Liban et dans certaines parties du Golfe et de la péninsule Arabique relève de l’impensable. Israël ne pourrait gouverner un territoire aussi vaste et diversifié, même en mobilisant l’ensemble de la population juive mondiale — dont la majorité refuse de quitter son pays d’origine pour un projet incertain et risqué. D’ailleurs, nombre d’Israéliens ont déjà quitté l’« Israël actuel » pour fuir des guerres interminables.

Troisièmement, la promesse biblique elle-même. Qu’on mette de côté les débats sur la validité de l’alliance abrahamique ou les contradictions des récits bibliques, il reste difficilement défendable de considérer un texte vieux de trois millénaires comme une charte contraignante pour la construction d’un État. Ce n’est pas un blasphème, mais un appel à la raison et au réalisme politique façonné par des siècles d’expérience humaine. L’histoire avance, même de façon sinueuse, et aucun serment ancien ne peut servir de plan directeur aux enjeux géopolitiques contemporains.

Les leçons de l’Histoire

Si les alliances antiques servaient de fondement aux revendications modernes, le Liban aussi pourrait invoquer des références bibliques — où il est mentionné plus de soixante-dix fois comme « sanctuaire de Dieu » — pour revendiquer des territoires jadis sous sa domination à l’époque phénicienne ou sous l’émirat de Fakhreddine II au XVIIᵉ siècle. Par cette logique, il pourrait réclamer Banias, Safed, des régions en Syrie et en Palestine, voire Carthage en Afrique du Nord et les rivages méditerranéens jusqu’à Gibraltar.

Or, l’Histoire offre des leçons édifiantes. L’Empire ottoman, qui s’étendait autrefois sur le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et jusqu’en Europe et en Russie, s’est réduit à ses frontières actuelles. Plus récemment, l’Iran, qui se vantait de contrôler quatre capitales arabes et d’imposer son influence sur la région, voit aujourd’hui son pouvoir se replier vers ses limites nationales.

Un rêve, pas un destin

Pour toutes ces raisons, les promesses de la Torah resteront confinées aux Écritures, tandis que le « Grand Israël » demeurera un rêve chéri mais irréaliste pour ses partisans. Les textes sacrés utilisent d’ailleurs l’allégorie et la métaphore pour guider les croyants : l’enfer n’est pas littéralement un feu ardent, mais un avertissement contre la damnation ; le paradis n’est pas uniquement des fleuves de lait et de miel, mais une exhortation à la vertu et à la miséricorde.

Ce n’est pas de l’hérésie, mais du réalisme.