Au milieu des complexités internes et des intérêts étrangers qui s’entremêlent, le Liban se retrouve aujourd’hui face à un moment aussi critique que les grandes étapes de son histoire moderne. La nouvelle présidence a placé sur la table l’un des dossiers les plus épineux : celui de « l’exclusivité des armes aux mains de l’État ». Et cela, dans une région en ébullition où l’hésitation n’a pas sa place. La question est claire : assistons-nous au début d’un chemin qui rendra à l’État son autorité, ou à une nouvelle ronde de compromis familiers, où les décisions restent lettre morte et où le pays demeure otage de rapports de force instables ?

Le plan de l’armée : une promesse de changement

L’annonce par le ministre des Affaires étrangères, Youssef Rajji, d’un plan militaire visant à désarmer le « Hezbollah » au sud du Litani en l’espace de trois mois a soulevé plus de questions qu’elle n’en a résolu. S’agit-il d’un nouvel exercice de « contournement », pratique bien ancrée dans la tradition libanaise, ou bien d’une véritable volonté politique, en phase avec le serment présidentiel et la déclaration ministérielle, sous le regard attentif du président du Parlement, Nabih Berri, principal allié du mouvement ?

Le plan, présenté par le commandant en chef de l’armée, Rodolphe Haykal, et articulé en cinq étapes, exprime clairement la volonté de placer toutes les armes sous contrôle de l’État. Mais le doute demeure : l’armée libanaise dispose-t-elle réellement des moyens logistiques et politiques pour mener à bien une mission aussi délicate ? L’histoire récente invite à la prudence : de l’Accord de Taëf aux résolutions 1559, 1680 et 1701 du Conseil de sécurité, les échéances n’ont jamais suffi à résoudre la question.

Pression américaine : tutelle ou surveillance ?

La question du désarmement n’est plus seulement interne. Elle est devenue l’axe central de pressions étrangères directes. Les récentes frappes israéliennes dans la plaine de la Békaa ont coïncidé avec des avertissements américains croissants adressés à Beyrouth. L’administration Biden a laissé entendre que des mesures plus sévères seraient prises si le « Hezbollah » persistait à refuser de rendre ses armes. Dans cette logique, les délais imposés ne sont pas de simples repères symboliques mais de véritables outils de coercition. Le gouvernement libanais est face à un dilemme : aller de l’avant malgré les difficultés internes, ou risquer un isolement accru, des sanctions, voire des menaces militaires.

L’attitude israélienne : une préparation au-delà des frontières

En face, Israël ne semble pas disposé à attendre l’échéancier libanais. Ses manœuvres militaires menées récemment sur le plateau du Golan, dans une base reproduisant un village libanais, traduisent une préparation à des scénarios de guerre urbaine sur le front nord. Ces exercices s’inscrivent dans la continuité des frappes aériennes sur Hermel, et des déclarations israéliennes liant directement leur sécurité nationale à l’affaiblissement du « Hezbollah ».

Plus significatif encore : Israël revendique ouvertement sa coordination avec Washington et appelle à des plans plus larges, soutenus par les États-Unis, contre le mouvement chiite. En pratique, tout échec libanais à contrôler les armes pourrait se traduire par une escalade rapide. Les récentes frappes israéliennes à Doha et à Sanaa envoient un message plus large : la région entière risque de sombrer dans des confrontations difficiles à contenir, à moins que les initiatives politiques ne débouchent sur des résultats concrets – au bénéfice ultime du Premier ministre Benjamin Netanyahou.

Un État ou simplement un champ de bataille ?

La question ne se limite plus au rôle du « Hezbollah » : elle touche désormais à l’identité même du Liban, État souverain ou simple théâtre de confrontation. Les discours enflammés de ses dirigeants, notamment du cheikh Naïm Qassem, secrétaire général adjoint, rappellent ceux de Mohammed Saïd al-Sahhaf, ministre irakien de l’Information en 2003, dont les rodomontades précédaient l’effondrement du régime.

La comparaison s’arrête là, mais elle constitue un avertissement. L’histoire libanaise enseigne que chaque recul dans l’affirmation du monopole de la violence par l’État se transforme tôt ou tard en vulnérabilité structurelle, plongeant le pays dans de nouveaux cycles de conflits. Et tant que la communauté internationale continue de traiter le Liban comme une « scène » plutôt qu’un État, l’avenir des générations reste compromis.

Les leçons de Bachir Gemayel

Ce dilemme rappelle les paroles de l’ancien président élu Bachir Gemayel, assassiné il y a 43 ans, le 14 septembre 1982. Il affirmait que le Liban auquel il aspirait « ne serait pas un fardeau pour les chrétiens d’Occident ni une épine dans le flanc des musulmans d’Orient ». Ses propos s’inscrivaient dans une époque marquée par l’armistice de 1949 avec Israël, l’accord du Caire de 1969 qui légalisait la présence armée palestinienne, et l’échec de l’accord du 17 mai 1983. À l’époque, Beyrouth était encore la « Paris de l’Orient », et le Liban la « Suisse du Moyen-Orient », avant de devenir une arène pour les règlements de comptes régionaux et internationaux.

Aujourd’hui, les mêmes interrogations ressurgissent : le Liban peut-il retrouver la logique d’un État unique avec une seule armée, ou restera-t-il prisonnier d’armes étrangères qui sapent ses fondements politiques et économiques ?

Des espoirs suspendus au nouvel horizon

Épuisés par des décennies de guerres et de divisions, les Libanais attendent de voir si la nouvelle ère saura briser ce cercle vicieux et rétablir la primauté de l’État sur les mini-États. Ce qui est certain, c’est que le moment actuel est crucial et n’admet pas de demi-mesures. Peut-être le plus grand espoir est-il que le Liban parvienne à ressusciter l’esprit de ses deux décennies dorées, de 1949 à 1969, quand l’autorité de l’État était incontestée, et quand le pays était véritablement un « message » lu et admiré par tous, et non un « problème » auquel chacun cherche désespérément une solution.