La récente annonce de la Turquie de suspendre ses échanges commerciaux avec Israël, d’interdire l’accès de ses ports aux navires israéliens et de fermer son espace aérien aux avions de l’État hébreu a surpris plus d’un observateur. Pourtant, cette décision n’a rien de nouveau : Ankara avait déjà pris des mesures similaires il y a plusieurs mois, ce qui soulève des interrogations quant au choix de ce moment précis pour les réaffirmer.
En apparence, la déclaration — prononcée par le ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan lors d’une session extraordinaire du parlement convoquée par l’opposition pour débattre de la guerre à Gaza — visait autant l’opinion publique nationale que la scène internationale. Sur le plan intérieur, le gouvernement du président Recep Tayyip Erdoğan cherchait à couper l’herbe sous le pied de ses détracteurs en rappelant les mesures déjà adoptées contre Israël, notamment la suspension des vols directs et la rupture de près de 9,5 milliards de dollars d’échanges commerciaux dès mai dernier. Depuis, les liaisons aériennes se limitent à des escales à Amman, Larnaca, Athènes ou ailleurs.
Sur le plan externe, l’annonce traduit surtout la montée des inquiétudes d’Ankara face à l’expansion israélienne dans le sud de la Syrie, perçue comme une menace directe pour sa sécurité nationale. Ce qui n’était autrefois qu’un partenaire-rival dans les équilibres régionaux s’est mué en un danger transfrontalier susceptible de fragiliser l’intégrité territoriale des États du Moyen-Orient et la cohésion multiethnique et multiconfessionnelle de la Turquie elle-même. Dans le scénario le plus favorable, Ankara redoute que cette avancée israélienne ne l’encercle par une ceinture de zones hostiles, limitant son ambition de projeter son influence au-delà du Moyen-Orient, vers l’Asie et l’Afrique.
Le risque va plus loin. Une Syrie remodelée pourrait ouvrir la voie à des enclaves kurdes à l’est, à une domination alaouite à l’ouest et à des bastions druzes au sud — autant de scénarios que la Turquie considère comme des menaces à long terme. Si Washington n’a pas encore validé de tels bouleversements, l’érosion du contrôle étatique sur le terrain pourrait contraindre les États-Unis à accepter de nouvelles réalités, comme l’a montré la récente démonstration de force israélienne dans le sud syrien.
Dans ce contexte, Ankara tente d’imposer une équation de dissuasion face au gouvernement de Benjamin Netanyahou, misant — comme beaucoup — sur sa chute lors des prochaines élections israéliennes. Mais cet équilibre reste fragile : une dissuasion sans guerre.
L’emprise grandissante d’Ankara en Syrie
Aujourd’hui, la Turquie est bien plus qu’un simple acteur en Syrie : elle est profondément impliquée dans les affaires politiques, militaires, sécuritaires et même économiques du pays. Les Israéliens, de leur côté, observent avec méfiance l’identité géopolitique turque : puissance européenne, acteur majeur au Moyen-Orient, hub maritime méditerranéen et État sunnite aux racines frères musulmans et aux prolongements en Asie centrale.
Ankara a laissé son empreinte militaire dans le nord de la Syrie, via des bases et des opérations proches des zones d’intérêt israéliennes, tout en offrant un soutien politique et un refuge au Hamas. Cela contraste avec l’appui qu’Israël accorde aux forces kurdes en Syrie — perçues par Ankara comme une menace existentielle alliée aux mouvements séparatistes sur son propre sol.
Ces derniers mois, la coopération militaire entre Ankara et Damas s’est renforcée. Un nouveau protocole d’accord a instauré un canal entre le ministère syrien de l’Intérieur et Ankara pour prévenir toute instabilité interne. La Turquie s’est également engagée à moderniser les forces syriennes par le biais de programmes de formation, de logistique et de lutte antiterroriste. Pour Israël, c’est une source d’inquiétude, notamment à Qouneitra et Soueïda, où Ankara aide Damas à recruter des loyalistes et à surveiller les projets israéliens.
Avec cette influence croissante, la Turquie consolide le pouvoir d’Assad, bloque toute velléité kurde ou druze de sécession et contrecarrre l’expansion israélienne. Elle dispose désormais d’un poids suffisant pour laisser la Russie jouer un rôle en Syrie — chose qu’elle empêchait auparavant — ce qui déplaît naturellement à Washington.
Conscient de cette nouvelle carte du pouvoir, Netanyahou a intensifié les frappes contre les positions syriennes, réduisant l’armée à néant. Ankara, pour sa part, ferme largement les yeux, refusant d’être entraînée dans un affrontement direct avec Israël, adversaire d’un membre de l’OTAN mais surtout ennemi redoutable et imprévisible. Israël, de son côté, évite aussi une confrontation frontale avec la Turquie, même si, depuis le 7 octobre, ses actions se révèlent plus audacieuses et potentiellement plus dangereuses.
Une dissuasion sous contraintes
Dans ce bras de fer, Netanyahou se pose en chef de la « Grande Israël », tandis qu’Erdoğan défend sa vision d’une « Nouvelle Turquie » retrouvant sa stature historique. Depuis le 7 octobre, Israël prête de moins en moins attention aux frontières dans la poursuite de son agenda régional, allant jusqu’à imposer sa politique syrienne aux Américains eux-mêmes.
Pour autant, une escalade incontrôlée reste improbable. Le réalisme politique, la géographie, les calculs militaires et, surtout, le partenariat stratégique que partagent les deux pays avec les États-Unis constituent autant de garde-fous. Sans oublier le défi permanent que représente l’Iran pour Israël et, plus largement, pour la région. Autant de facteurs qui devraient maintenir, pour l’instant, l’affrontement turco-israélien en deçà du seuil de la guerre.