Beyrouth connaît depuis quelques jours une intense activité diplomatique. Les grandes capitales se souviennent-elles soudain que le Liban occupe une place sur la carte du Moyen-Orient à laquelle on ne peut se soustraire ? De l Caire à Washington, en passant par Tel-Aviv, messages et intérêts se croisent désormais autour d’une même table – que ce soit au palais de Baabda, à Aïn el-Tiné ou au Sérail – où l’envoyée américaine Morgan Ortagus effectue des navettes entre les trois présidents libanais, portant dans ses dossiers ce qui ressemble à un « redémarrage » du dossier libanais après des mois de paralysie et de tension le long de la frontière sud.
Pourtant, cette activité diplomatique menée par Washington à travers Ortagus – qui devait préparer la visite du nouvel émissaire américain pour le Moyen-Orient, Tom Barrack, avant son annulation – ne peut être dissociée du climat régional qui se redessine prudemment, ni de la volonté du président Donald Trump de maintenir les frontières du Liban sous la formule : « le calme en échange de l’autorité de l’État ».
La visite annulée de Barrack ne semblait pas être un simple déplacement de routine, mais bien une mission politique guidée par un « mot de passe » américain dont le sens est clair pour tous : il est temps pour le Liban de dire son dernier mot, de définir son destin comme un État souverain sur sa propre terre, et non comme un front ouvert au nom des autres.
Le terrain préparé par Morgan Ortagus
La visite d’Ortagus à Beyrouth a suivi une tournée intensive en Israël, au cours de laquelle elle a apporté un double message : des assurances d’un côté, des avertissements de l’autre.
Dans ses entretiens avec les trois présidents libanais, elle a insisté sur la nécessité de réactiver le mécanisme du comité de supervision du cessez-le-feu, censé servir de lien entre les armées libanaise et israélienne sous l’égide des Nations unies.
Mais Ortagus est allée plus loin, proposant deux – et seulement deux – options : soit des négociations directes avec Israël pour consolider les lignes de calme, soit des pourparlers indirects à travers un élargissement du « mécanisme » incluant des civils aux côtés des militaires.
Dans les deux cas, le message est clair : le Liban doit passer du statut de « résistance » à celui d’« État », c’est-à-dire de l’ambiguïté de la force armée à la clarté de la légitimité.
Ortagus n’a pas caché le mécontentement de Washington face aux rapports évoquant des trafics d’armes entre la Syrie et le Liban, se contentant de préciser que l’administration américaine « n’a pas encore confirmé ces récits », tout en les prenant très au sérieux.
Dans la logique de la diplomatie américaine, cela équivaut à un « préavis » de toute confrontation future.
Tom Barrack : le même message
Tom Barrack, qui a annulé sa visite à Beyrouth, n’est pas un inconnu du dossier libanais.
Il avait déjà assuré la même mission avant que celle-ci ne soit confiée à l’ancienne envoyée Barbara Leaf, avant de revenir aujourd’hui en tant qu’« envoyé spécial pour les affaires du Moyen-Orient ».
Selon des sources diplomatiques américaines, le « mot de passe » que Barrack devait apporter à Beyrouth s’articulait autour de trois axes principaux :
Premièrement, consolider le cessez-le-feu dans le Sud conformément à la résolution 1701, avec un retrait progressif d’Israël des points contestés.
Deuxièmement, garantir l’exclusivité des armes aux mains de l’État libanais et préparer l’armée à assumer pleinement son rôle au sud du Litani, avec un soutien international conditionné à des réformes économiques et sécuritaires.
Troisièmement, ouvrir la voie à une conférence internationale de soutien économique au Liban, à condition que le gouvernement fasse preuve de « sérieux dans le traitement du dossier des armes ».
En d’autres termes, Barrack voulait dire aux responsables libanais que le temps est compté, et que Washington – et derrière elle Tel-Aviv – ne tolère plus une politique d’attente justifiant la faiblesse de l’État par la « fragilité sécuritaire » ou « l’impréparation de l’armée ».
« Hezbollah » : entre défi et déni
En réponse, le secrétaire général du « Hezbollah », le cheikh Naïm Qassem, a tenu des propos provocateurs et défiants, déclarant que ses partisans « combattront même s’ils ne disposent que de bâtons, jusqu’au dernier homme et à la dernière femme ».
Comme si l’on attendait des Libanais qu’ils applaudissent un discours suicidaire et qu’ils croient que « défendre la souveraineté » passe par la destruction de ce qu’il reste des institutions de l’État.
Ce discours contredit fondamentalement le message américain et cherche à ancrer la logique d’un « État parallèle » face à « l’État légitime ».
La nouveauté cette fois-ci, c’est que l’environnement régional ne tolère plus cette dualité.
Le Caire est revenu sur la scène libanaise à travers la visite du chef des renseignements Hassan Rachad, tandis que la Ligue arabe a dépêché son secrétaire général Ahmed Aboul Gheit à Beyrouth pour réaffirmer son soutien à la « légitimité nationale ».
Pendant ce temps, Israël et ses alliés observent avec une grande inquiétude ce qu’ils appellent « le moment critique » dans le Sud.
Entre la carotte et le bâton
L’administration Trump adopte aujourd’hui une approche mêlant pression et incitation : le « bâton » se manifeste par les frappes israéliennes quasi quotidiennes et les avertissements explicites selon lesquels Washington « n’interviendra pas » si le « Hezbollah » ouvre un large front.
La « carotte », quant à elle, réside dans la promesse d’une conférence internationale destinée à soutenir l’armée et la reconstruction, à condition que l’État libanais officiel prouve sa capacité à contrôler les armes et à unifier sa décision sécuritaire.
Dans ce sens, la visite annulée de Barrack n’était pas censée être une simple démonstration diplomatique, mais un ultimatum voilé : Washington est prête à soutenir le Liban – mais pas un Liban divisé entre le « Hezbollah » et « l’État ».
L’heure de vérité pour le Liban ?
C’est là que la visite américaine attendue prend tout son sens.
Le Liban se trouve aujourd’hui au seuil d’une nouvelle étape qui ne tolère plus l’ambiguïté.
Parier sur « le temps » n’est plus une option, et compter sur des « compromis temporaires » ne peut plus sauver ce qui reste de la souveraineté nationale.
La question que beaucoup se posent aujourd’hui est la suivante : le Liban officiel aura-t-il le courage de dire son mot et de définir son destin en tant qu’État à part entière, et non comme un front soumis ?
Ou bien le jeu des équilibres continuera-t-il jusqu’à la dernière minute, lorsque les guerres à venir écriront, une fois de plus, le destin du pays à la place de tous les Libanais ?
Au-delà des visites
Entre Ortagus et Barrack, entre Le Caire et Washington, entre la milice et l’État, le Liban se retrouve de nouveau face à une épreuve historique : soit il se réinvente comme un État digne de survivre, soit il continue de glisser vers le modèle des États faillis dont le destin est dicté par les armes.
D’autant que le « mot de passe » que Barrack portait n’était en réalité pas un secret, mais un rappel explicite de ce que les Libanais savent depuis longtemps : il ne peut y avoir d’État sans souveraineté, ni de souveraineté avec des armes en dehors de son autorité.
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