Les récents troubles à Soueïda ont déclenché une vive inquiétude chez Walid Joumblatt, qui y voit un signe alarmant pour l’avenir de la communauté druze en Syrie — avec des répercussions possibles sur le Liban. Ironie du sort, le régime syrien, que Joumblatt avait un temps approché pour protéger sa communauté, ne parvient plus à apaiser ses craintes grandissantes.

Après la chute de l’ancien régime syrien, Joumblatt avait articulé sa position autour de deux convictions principales : d’une part, qu’il était naturel de s’allier à une nouvelle autorité plutôt qu’à celle qui avait assassiné son père  ; d’autre part, que son éloignement du régime Assad lui avait permis de consolider sa position politique au Liban. Ce virage s’était accentué après l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, lorsque Jumblatt semblait incarner une posture d’attente stratégique, « sur les rives du fleuve, guettant le passage de ses ennemis. »

Mais la nouvelle Syrie ne lui a pas inspiré confiance. Les premiers signes d’inquiétude sont apparus dès la révolte à Idleb, où des groupes extrémistes ont clairement rejeté toute diversité et toute présence minoritaire.

La visite de Jumblatt à l’ancien vice-président Farouk al-Charaa — longtemps perçu comme une voix modérée — ne s’est pas déroulée comme il l’espérait. Joumblatt pensait qu’al-Charaa, en raison de sa réputation de protecteur des minorités, œuvrerait à préserver le rôle des Druzes dans le système syrien. Il estimait aussi que son influence sur les Druzes syriens serait équivalente à celle qu’il exerce sur leurs coreligionnaires au Liban. Mais selon plusieurs sources, cette rencontre n’a fait qu’accentuer son malaise, tant dans la forme que sur le fond.

Joumblatt a vite compris qu’al-Charaa ne souhaitait pas son implication dans les affaires des Druzes de Syrie. Au fil du temps, certaines voix au sein de cette communauté ont commencé à s’éloigner de l’autorité traditionnelle libanaise incarnée par Jumblatt. Le cheikh Hikmat al-Hijri, notamment, a pris ses distances et adopté une ligne plus proche de celle du cheikh Mowafaq Tarif, en Israël. Joumblatt a répondu par un retrait prudent, mais non sans malaise.

Ces évolutions n’ont fait que renforcer l’inquiétude de Jumblatt. Il avait naïvement cru que les pays soutenant le régime syrien — comme l’Arabie saoudite ou la Turquie — faciliteraient son rapprochement avec al-Charaa. Mais la rencontre n’a fait qu’aggraver ses doutes, au point qu’il s’est tourné vers Ankara pour y chercher des garanties.

Il espérait que les mutations politiques en Syrie renforceraient ses liens avec Riyad, et que le soutien américain à al-Charaa contribuerait à protéger les Druzes syriens. Mais les violences sur la côte l’ont alarmé, renforçant sa conviction que le régime syrien retombe dans ses vieux travers vis-à-vis des minorités.

Et pourtant, malgré tout, Joumblatt n’a vu d’autre choix que d’appeler les Druzes à rester sous la protection de l’État syrien, tout en mettant en garde contre tout pari sur Israël — un pays qu’il estime foncièrement opportuniste et prêt à abandonner ses alliés dès que ses intérêts l’exigent.

Cette posture conciliatrice à l’égard de Damas n’a toutefois guère trouvé d’écho, ni en Syrie ni au Liban. Au Liban, les critiques se sont multipliées après l’annonce de Joumblatt selon laquelle son parti avait remis ses armes — une décision jugée prématurée, voire dangereuse, dans un contexte régional aussi instable. La peur, disaient ses détracteurs, ne saurait être un rempart suffisant face à une menace existentielle.

Puis l’explosion à Soueïda est survenue, sur fond de tensions accumulées depuis l’arrivée au pouvoir d’Ahmad al-Charaa. Joumblatt s’est alors retrouvé pris en étau entre deux options aussi douloureuses l’une que l’autre : renouer avec le régime syrien, ou envisager l’impensable — accepter une forme de protection israélienne pour les Druzes.

Deux camps se sont alors dessinés. Le premier, mené par Joumblatt, plaidait pour le dialogue avec Damas. Le second dénonçait les manœuvres du régime et prônait un rapprochement avec Israël. Coincé entre ces deux lignes, Joumblatt s’est accroché à son refus catégorique de miser sur l’État hébreu — mais son discours semblait de plus en plus déconnecté des réalités du terrain.

Les inquiétudes de Joumblatt ne se limitent pas à la Syrie. Elles gagnent aussi le Liban, où les tensions montent et les appels à se réarmer se multiplient. Certains jugent que son discours s’est affaibli, qu’il ne reflète plus la gravité des défis auxquels la communauté druze est confrontée.

À cela s’ajoute la montée des tensions avec les tribus locales, que Joumblatt considère comme un facteur de risque supplémentaire. Le régime syrien, en s’appuyant sur certaines de ces tribus dans son bras de fer avec les Druzes, a ajouté une dimension communautaire plus explosive à une situation déjà instable.

L’angoisse de Joumblatt est profonde. Il tente désormais de rassembler les Druzes libanais autour d’une ligne commune, pour éviter que les flammes syriennes ne se propagent jusqu’au Mont-Liban et à ses voisins sunnites. Lors d’une rencontre récente avec l’émissaire américain, Joumblatt a exprimé ses craintes quant à la situation à Soueïda, et au risque d’un débordement vers le Liban. Ayant renoncé à ses armes, il se retrouve aujourd’hui militairement à découvert.

L’idée d’un nouveau voyage en Syrie n’a suscité aucun enthousiasme — un signal clair du refroidissement entre Joumblatt et le régime. Il semble qu’al-Charaa souhaite gouverner la Syrie selon ses propres termes, y compris dans sa gestion des minorités. Mais dans un pays rongé par l’insécurité existentielle, rien ne garantit que ce qui est arrivé aux Kurdes — qui ont refusé de désarmer — ou à certains Alaouites et chrétiens, ne se reproduira pas avec les Druzes.

Depuis l’assassinat de son père, Jumblatt a toujours vécu dans l’ombre du doute et de l’angoisse. Il espérait pouvoir transmettre à son fils une communauté druze unifiée et apaisée. Mais les vents qui soufflent de Syrie vont dans une tout autre direction.

Et maintenant ?

Même Joumblatt n’ose plus poser la question à voix haute. Et ses radars politiques, autrefois si affûtés, peinent désormais à trouver une réponse.