Lors d’un atelier organisé à Zahlé pour améliorer les exportations de cerises libanaises vers l’Union européenne, dans le cadre d’un projet financé par l’Agence suédoise de coopération au développement international, les inquiétudes des agriculteurs ont vite éclipsé les objectifs techniques de la rencontre. Alors que les discussions devaient porter sur la lutte contre les insectes nuisibles empêchant l’entrée des fruits libanais sur les marchés européens, c’est un véritable cri de détresse qui a été lancé par l’un des participants en présence du directeur général du ministère de l’Agriculture, Louis Lahoud, révélant une crise bien plus profonde : une saison catastrophique pour les fruits à noyau, provoquée par des conditions climatiques sans précédent.
Un gel dévastateur… et une production anéantie
Les dégâts ne concernent pas uniquement les cerises, mais aussi les amandes et les pêches. Ces cultures, réparties sur de vastes zones de Zahlé, Aïnata, Biskinta, Arsal, Ferzol et Niha, ont été frappées par une vague de gel inattendue d’une nuit à la fin mars, entraînant des pertes massives dans des cultures considérées comme piliers de l’agriculture libanaise.
L’ingénieur Bashar Brou, expert en systèmes agricoles et alimentaires, a expliqué que le gel est survenu à un moment critique du cycle des cultures, n’épargnant que quelques variétés tardives ou celles plantées dans des zones moins exposées au froid. Résultat : une chute spectaculaire de la production. Un agriculteur de la vallée de Wadi el-Araïch a affirmé que la récolte actuelle ne dépasse pas 10 % de la production habituelle.
Peu de cerises… et des prix qui flambent
Selon des estimations non officielles, la production annuelle moyenne de cerises au Liban se situe entre 18 000 et 20 000 tonnes, dont 8 000 à 10 000 sont exportées. Cette année, les prévisions n’excèdent pas 12 000 tonnes, une baisse qui menace l’équilibre entre la consommation locale et les exportations.
Et malgré cette pénurie, les prix ne devraient pas baisser — bien au contraire. Le kilo de cerises se vend actuellement entre 7 et 13 dollars, selon la qualité. Ce prix élevé risque de réduire la demande locale, mais pourrait permettre aux producteurs de maintenir leur volume d’exportation, à condition de satisfaire aux exigences techniques des marchés étrangers.
Une crise de subsistance qui s’aggrave
Le véritable danger réside dans le fait que les revenus des agriculteurs spécialisés dans les arbres fruitiers — pommiers, cerisiers, amandiers, pêchers — dépendent d’une seule récolte par an. Une saison ratée représente un coup direct à leur subsistance, compromettant leur capacité à couvrir les besoins essentiels de la famille : provisions, mazout, scolarité, et même la poursuite de l’activité agricole.
Bashar Brou met en garde : il ne s’agit plus d’un aléa saisonnier, mais d’un changement climatique structurel qui pourrait menacer l’avenir de l’agriculture au Liban, si les politiques agricoles et les programmes d’accompagnement ne sont pas rapidement révisés pour s’adapter à cette nouvelle réalité.
Des arbres désorientés… qui fleurissent deux fois !
Le dérèglement climatique n’est plus une hypothèse abstraite. Lors d’une tournée à Ballouneh, Brou a observé un pommier en pleine floraison hors saison, alors que les fruits précédents n’avaient même pas été récoltés. Cette situation témoigne d’un déséquilibre hormonal causé par les perturbations climatiques, affectant les fonctions biologiques essentielles des arbres.
Comme l’explique l’expert, les écosystèmes arboricoles et animaux sont régis par une alternance climatique stable : un hiver froid, suivi d’un printemps doux. La rupture de ce rythme provoque une « choc écologique », générant des signaux hormonaux erronés qui déclenchent floraison, chute des fruits ou arrêt de croissance au mauvais moment.
Vers une nouvelle agriculture… et de nouvelles pratiques
Malgré l’ampleur de la crise, la réponse des autorités et du secteur agricole reste limitée. Brou appelle à passer d’une logique de réaction à une logique de planification anticipée, soulignant que les pratiques traditionnelles ne sont plus adaptées. Par exemple, pulvériser des pesticides selon le calendrier habituel peut nuire aux fruits, et labourer en période de sécheresse peut aggraver l’évaporation et accentuer la crise hydrique.
Il n’y a plus de temps à perdre
La perte de cette saison des fruits à noyau n’est pas un incident isolé, mais un signal d’alarme retentissant. Le climat change, les écosystèmes se dérèglent, et les agriculteurs libanais sont au cœur de la tempête, sans soutien technique ni plan de prévention. Si des politiques agricoles climato-intelligentes ne sont pas mises en œuvre de toute urgence, la sécurité alimentaire du pays, ainsi que la survie de milliers de familles rurales, seront en péril.
C’est un moment charnière. L’État, les municipalités et les partenaires de développement doivent s’unir pour sauver l’agriculture libanaise de l’effondrement. L’avenir de la terre — et de ceux qui en vivent — est en jeu.