Dans un Liban en plein effondrement — politique, économique, social et éducatif — le ministère de l'Éducation a annoncé la tenue des examens officiels du baccalauréat en juillet 2025. La décision s’accompagne d’un programme unifié, sans matières à option, d’une réduction minime du contenu et de la suppression des notes de rattrapage. Présentée comme un choix « scientifique et neutre », cette mesure a déclenché une vague d’inquiétudes et de contestations chez les élèves, les parents et les enseignants, tant elle semble déconnectée d’une réalité profondément fracturée.
Pour plus de la moitié des élèves libanais, l’année scolaire n’a véritablement commencé qu’en janvier, notamment dans les régions frontalières du Sud affectées par la guerre. Là-bas, les élèves vivent dans un contexte de déplacement, d’instabilité et d’interruptions scolaires à répétition. Dans ce paysage en ruine, la décision du ministère apparaît comme une tentative forcée de restaurer un prestige perdu, au moyen d’une approche bureaucratique rigide qui ignore les disparités et impose un modèle unique à une réalité inégale et fragmentée.
Une crise sur le terrain : l’éducation sous siège
Cette décision intervient en pleine urgence nationale : guerre persistante dans le Sud, écoles détruites, milliers d’élèves déplacés, enseignants accablés psychologiquement et financièrement. Ces éléments, pourtant fondamentaux pour toute politique éducative, ont été balayés au profit de récits technocratiques fondés sur des « accomplissements numériques » et de vagues « sondages ».
Cela pose une question centrale : peut-on dissocier les décisions éducatives du contexte social et psychologique que vivent les élèves ?
La réponse, selon les théories éducatives et psychologiques, est non. La pyramide des besoins de Maslow l’affirme : l’apprentissage ne peut avoir lieu sans sécurité ni stabilité. Un élève vivant sous une tente, ayant perdu un proche ou son domicile, ou encore suivant des cours en ligne avec une connexion instable, ne peut être évalué selon les mêmes critères qu’un élève en environnement sécurisé.
De la recherche-action à la justification politique : où la ministre a-t-elle échoué ?
La ministre, forte d’un bagage académique en recherche-action, a utilisé les outils de la recherche non pas pour comprendre et améliorer la situation, mais pour légitimer une décision préétablie. Les enquêtes menées par le Centre de recherche et de développement pédagogiques (CRDP) n’étaient pas fondées sur des visites de terrain, mais sur des échantillons superficiels et non représentatifs de la diversité du tissu éducatif libanais.
C’est là que réside le cœur du problème : la véritable recherche-action, telle que pensée par Kurt Lewin ou Donald Schön, implique participation, immersion et souplesse. Or, ce qui a eu lieu relève d’un processus vertical : données sélectionnées et analysées à huis clos, sans interaction réelle avec les élèves ou les enseignants.
Au lieu de promouvoir l’équité, la décision s’est transformée en une forme de violence symbolique, selon la définition de Pierre Bourdieu : l’imposition de normes strictes sous couvert de justice, qui masque en réalité des injustices structurelles et des inégalités spatiales et sociales. Imposer les mêmes examens aux élèves du Sud et de la Békaa qu’à ceux de Beyrouth ou du Mont-Liban revient à renforcer les inégalités plutôt qu’à les corriger.
Entre déni et exclusion : un pouvoir sans légitimité pédagogique
Philosophiquement, la décision marque un recul par rapport au principe de justice éducative formulé par John Rawls, pour qui l’équité ne repose pas sur l’égalité formelle, mais sur des mesures compensatoires en faveur des plus vulnérables. Or, le ministère n’a prévu ni flexibilité dans les matières, ni ajustement notable dans les épreuves, ni accompagnement psychologique, ni même reconnaissance du déficit d’apprentissage.
D’un point de vue pédagogique, et selon la théorie de l’apprentissage social d’Albert Bandura, un enseignant accablé par le stress et le traumatisme ne peut plus être un modèle inspirant, affaiblissant ainsi le lien éducatif avec ses élèves et transformant l’école en un lieu d’angoisse plutôt que de croissance.
Plus inquiétant encore, la notion de représentation factice dénoncée par Paulo Freire prend tout son sens : la ministre a affirmé avoir « écouté » les élèves du Sud... au sein du ministère ! Comme si un élève ayant perdu sa maison ou un proche pouvait se déplacer jusqu’à Beyrouth pour s’exprimer. La souffrance a été filtrée par des voix choisies, sélectionnées non pour refléter la réalité, mais pour la justifier.
Des leçons internationales ignorées
Le ministère n’a pas non plus tiré les enseignements de crises similaires dans d’autres pays :
- Syrie (2014) : l’obstination à maintenir les examens traditionnels a conduit à une explosion du décrochage scolaire et à une perte de confiance dans le système éducatif, selon Save the Children.
- Haïti (après le séisme de 2010) : la précipitation à organiser les examens a provoqué des taux d’échec catastrophiques, d’après l’UNESCO.
- France et Royaume-Uni (durant la pandémie de COVID-19) : les examens centralisés ont été suspendus au profit de modèles d’évaluation plus souples et équitables.
Si des pays développés ont choisi l’adaptation au nom de l’équité, comment le Liban, en pleine implosion, peut-il imposer un modèle rigide qui reproduit les pires excès de la bureaucratie ?
Et maintenant ? Des conséquences désastreuses à prévoir
Si la décision reste en vigueur, trois conséquences majeures sont à redouter :
- Une hausse des taux d’échec, surtout dans les zones touchées par la guerre, aggravant la fragilité des communautés locales.
- Une perte de confiance dans la valeur du diplôme officiel, en raison d’un processus perçu comme injuste et déconnecté.
- Un creusement des inégalités entre les écoles publiques et privées, et entre les différentes régions du pays, menaçant la cohésion du système éducatif lui-même.
De l’éducation comme soin à l’éducation comme oppression institutionnelle
Ce qui se joue ici n’est pas un simple échec administratif, mais une trahison de la mission même de l’éducation. En temps de crise, l’éducation doit être un acte de soin, non d’évaluation ; un parcours d’accompagnement, non de sélection. Or, l’examen officiel s’est transformé en outil bureaucratique suspendu au-dessus de la tête d’élèves que la guerre et la crise économique ont déjà laissés sans rien.
Il est donc légitime que les élèves, les enseignants et les parents rejettent cette décision. Non pas par refus de l’évaluation, mais par refus d’une injustice maquillée en équité. Quand l’État échoue à protéger ses élèves, il perd toute légitimité à les juger. Il ne peut y avoir de neutralité face à l’oppression, ni de science sans écoute, ni de réforme au milieu des ruines.