Par une matinée grise sur les rives de la Moskva, le président russe Vladimir Poutine a rencontré le président syrien Ahmad al-Charaa, lors d’un entretien chargé d’implications politiques et stratégiques. La scène n’était pas un simple événement protocolaire, mais bien un moment charnière semblant redessiner les contours de la région — projetant son ombre sur Beyrouth autant que sur Damas, Tel-Aviv et d’autres capitales du Moyen-Orient. Survenu après le report du sommet arabe de Moscou, ce rendez-vous est apparu comme une tentative russe de contenir les mutations rapides de la région, en particulier dans l’ère dite de « l’après-Gaza », où les lignes de feu croisent désormais les lignes de règlement. Poutine cherche à consolider la place de la Russie comme garant de la stabilité régionale, tandis que Charaa vise à obtenir un soutien explicite à sa légitimité politique et à renforcer la souveraineté syrienne face à l’influence iranienne et à la menace israélienne.

Beyrouth : l’héritage du passé et les défis du présent

Les déclarations du président libanais Joseph Aoun ont ajouté un autre fil au tissu des compromis à venir. En affirmant que « des négociations avec Israël sont nécessaires pour régler les différends en suspens », Aoun a semblé inaugurer une nouvelle ère dans la pensée officielle libanaise, désormais fondée sur le réalisme politique plutôt que sur des slogans accrochés aux murs de l’histoire. Beyrouth, qui a longtemps vécu dans la crainte du mot interdit — la négociation — se retrouve aujourd’hui face à une épreuve incontournable, dans un contexte où les cartes des alliances et les équilibres de forces se sont profondément modifiés.

La sagesse de Bkerké

Dans ce cadre, le patriarche maronite, le cardinal Béchara Boutros Raï, a souligné que la visite du pape Léon XIV au Liban, prévue pour la fin du mois prochain, survenait dans un « temps de paix » et apportait aux Libanais un message « d’espérance ». Dans une interview à l’AFP, il a précisé que le pape « viendra au Liban porteur de paix et d’espérance », ajoutant que la providence divine avait préparé la voie « pour qu’il arrive au meilleur moment et au plus beau moment ». Cette visite vient rappeler que la recherche d’apaisement et de consensus, même dans les circonstances les plus difficiles, reste un élément constitutif de la culture nationale et spirituelle du pays.

Un nouveau Damas et la mémoire libanaise

Un jour plus tôt, le ministre syrien de la Justice, Mazhar al-Wais, avait demandé à Beyrouth de livrer d’anciens responsables du régime, affirmant que « la justice syrienne repose désormais sur de nouveaux principes constitutionnels » — signe que Charaa souhaite tourner la page du passé par une réconciliation juridique et politique avec le Liban. Mais la longue expérience libanaise de la « tutelle syrienne » rend ce processus empreint de prudence, sinon de méfiance. La « nouvelle Damas » peut bien vouloir rouvrir ses portes à Beyrouth, non pas comme tuteur mais comme partenaire égal. Toutefois, la mémoire libanaise, lestée par des décennies de sang, d’assassinats et de tutelles, ne permettra pas facilement la renaissance de la confiance sans l’épreuve du temps.

La symbolique de Moscou

C’est dans cette perspective que la visite de Charaa à Moscou a acquis une portée accrue. Lors de leur poignée de main, il a plaisanté avec Poutine : « L’escalier du Kremlin est très long — heureusement que je fais du sport pour ne pas me fatiguer. » Mais il n’a pas hésité à demander officiellement à la Russie de livrer Bachar al-Assad pour le juger en Syrie — une scène inimaginable il y a encore quelques années. Même s’il est difficile de prévoir la réaction de Moscou, les discussions ont confirmé la volonté des deux parties de sécuriser les bases de Hmeimim et de Tartous dans le cadre de nouveaux accords, dessinant les contours d’une redéfinition de la souveraineté syrienne et, surtout, d’un réarmement de l’armée syrienne par la Russie.

Israël : de la sécurité à la géopolitique

Quant à Israël, qui observe de près l’évolution des événements à sa frontière nord, elle interprète les propos du président libanais et les demandes syriennes comme une occasion rare d’élargir la « normalisation sécuritaire » vers des règlements politiques. Sa stratégie actuelle repose sur « contenir la menace » ou « l’éliminer » : fixer de nouvelles règles d’engagement pour garantir sa sécurité, tout en laissant entrouverte la porte à un règlement global qui mettrait fin à l’état de ni-guerre-ni-paix.

Vers un Moyen-Orient pragmatique

Les évolutions simultanées à Moscou, Damas et Beyrouth suggèrent l’émergence d’un Moyen-Orient pragmatique, qui cherche sa voie vers des compromis progressifs — ménageant les intérêts des grandes puissances tout en répondant à l’épuisement populaire face aux guerres. La question essentielle demeure toutefois : ce pragmatisme pourra-t-il engendrer une paix véritable, ou se limitera-t-il à geler les conflits en attendant la prochaine vague de bouleversements ?

Quand la géographie parle le langage de la poésie et de la politique

Au bout du compte, Beyrouth ressemble aujourd’hui à un vieux poème cherchant à retrouver sa dimension dans un recueil aux rimes changeantes. C’est une ville qui se tient toujours sur un seuil : seuil de l’histoire, seuil de la ruine, seuil de l’espérance. Et chaque fois que les visages changent à Damas ou que les équilibres basculent à Tel-Aviv, Beyrouth — malgré ses blessures — demeure le point de balance fragile du Moyen-Orient, le cœur qui continue de battre envers et contre tout. La poignée de main entre Poutine et Charaa pourrait-elle marquer le début d’un nouveau chapitre, où Beyrouth serait cité comme partenaire et non comme un appendice, comme une voix et non comme un simple écho ?