Alain Atassi est Banquier d’affaires franco-syrien , spécialiste du Moyen-Orient.


Alain Atassi

Dans le conflit au Moyen-Orient, quel rôle joue la Syrie et son leader Ahmed Al Charaa ? Le cessez-le feu paraît fragile entre Israël et l’Iran. Le territoire syrien a-t-il été survolé par l’aviation israélienne pour frapper l’Iran ?

Pivot historique du Proche-Orient, la Syrie joue aujourd’hui un rôle stabilisateur dans une région en tension. Depuis 2024, sous la présidence d’Ahmed Al Charaa, le pays suit une stratégie d’ouverture diplomatique, de libéralisme économique et de souveraineté renforcée. Dans le cadre de l’escalade irano-israélienne, la Syrie maintient une neutralité stratégique. Toutefois, en juin 2025, l’aviation israélienne a survolé le territoire syrien pour frapper des cibles liées à l’Iran, notamment à Deir ez-Zor et Palmyre, sans accord de Damas, violant la Charte des Nations Unies. La Syrie a dénoncé cette atteinte grave à son intégrité territoriale et refusé que son territoire soit utilisé dans ce conflit par quelconque partie.

Peut-on dire qu’Ahmed Al Charaa s’est rapproché des États-Unis et d’Israël ?

Le président Al Charaa engage une normalisation pragmatique, sans alignement automatique ni abandon des principes historiques. En janvier 2025, il a rencontré des représentants européens et le Président Trump à Riyadh à l’occasion de l’annonce officielle de la levée des sanctions américaines, discutant lutte antiterroriste et retour des réfugiés. Aucun contact officiel avec Israël n’a eu lieu, mais des canaux indirects sont évoqués concernant le Golan, territoire syrien occupé depuis 1967. Israël a intensifié ses frappes contre la Syrie, causant 92 morts dont 52 civils en 2024-2025, tout en poursuivant la colonisation illégale du Golan et détournant les eaux du Yarmouk et du Jourdain, aggravant la crise environnementale et alimentaire dans le sud syrien, en violation au droit international. Face à ces agressions, le président Al Charaa privilégie la diplomatie multilatérale et la résilience, appelant à un règlement fondé sur la restitution des territoires et le respect des frontières.

Quelle est la situation politique dans le pays ? Les Alaouites sont-ils toujours l’objet de répressions ? Un nouveau massacre de Chrétiens a eu lieu à Damas…

La Syrie connaît un apaisement relatif avec le retour progressif de la paix. Des électionslégislatives sont prévues en septembre 2025 pour consolider la dynamique démocratique et assurer un cadre juridique stable. Le gouvernement syrien affirme protéger toutes les communautés religieuses et ethniques, dans un esprit d’unité nationale. Depuis des millénaires, les Syriens, qu’ils soient musulmans, chrétiens, druzes ou alaouites, ont l’habitude de vivre ensemble dans le respect mutuel. Ce tissu social pluriel n’a été déstabilisé que par des ingérences étrangères, qui ont instrumentalisé les fractures identitaires à des fins géopolitiques. Cependant, le 22 juin 2025, un attentat kamikaze à l’église Mar Elias à Damas a fait 25 morts et plus de 100 blessés. Les forces de sécurité ont rapidement démantelé un réseau affilié à Daech. Selon certaines analyses, cette attaque pourrait être une tentative indirecte de l’Iran de faire pression sur Washington, Tel-Aviv et Damas, en agitant la menace d’une déstabilisation régionale via des milices armées.

Deux millions de réfugiés et déplacés internes sont rentrés chez eux en Syrie. D’où viennent-ils ? L’économie peut-elle y faire face ?

Entre 2022 et 2025, plus de 2,1 millions de Syriens déplacés ou réfugiés sont rentrés,notamment de Turquie, Liban, Jordanie, et d’autres régions syriennes. Le retour des 2 millions de déplacés syriens au Liban dépend du déblocage d’environ 40 milliards d’euros d’avoirs syriens gelés dans les banques libanaises, en raison de la faillite bancaire et de la crise financière libanaise. Une association des créanciers syriens s’est constituée pour engager des actions judiciaires contre l’État et les banques libanaises. L’État syrien a alloué environ 100 millions d’euros à la reconstruction et au soutien agricole, mais l’économie reste fragile avec 38 % de chômage, 45 % d’inflation et un déficit commerciale aggravé par les sanctions antérieures. Pour répondre à ces défis, un Plan national de résilience sur 4 ans vise la création de 400 000 emplois, la reconstruction de 125 000 logements, et la relance des secteurs clés comme le textile à Alep, l’agroalimentaire à Homs et Hama, et les phosphates à Palmyre.

Les Kurdes du Nord-Ouest reviennent-ils ? Quelle est leur situation ?

Depuis la dissolution du PKK en Syrie et en Turquie, ainsi que l’accord conclu en avril 2025 entre Damas et les forces démocratiques syriennes, le président Ahmed Al Charaa encourage activement le retour des Kurdes dans le nord-ouest du pays. Plus de 14 000 familles ont déjà regagné Tall Rifaat, Kobani et Afrin depuis 2024. Malgré ces avancées, la région reste confrontée à de lourds défis, notamment une sécheresse persistante, un taux de chômage dépassant 48 %, ainsi que la destruction d’environ 60 % des infrastructures, qui entravent la dynamique de reprise. Pour pallier ces difficultés, l’État syrien a alloué 22 millions d’euros à un ambitieux plan de réhabilitation agricole, permettant de remettre en culture 3 500 hectares et de soutenir 2 800 familles rurales. Par ailleurs, un programme d’électrification vise à reconnecter 38 villages kurdes d’ici la fin de l’année 2025. Le gouvernement réaffirme ainsi que chaque Syrien, Kurdes inclus, trouve sa place dans le projet national de reconstruction, incarnant une volonté profonde d’unité et d’inclusion.

Dans quel état se trouve l’économie syrienne ? Ses secteurs d’activité traditionnels recommencent-ils à tourner ?

En 2025, la Syrie amorce une reprise économique encourageante, avec une croissance projetée à 2,3 %, portée par la réhabilitation de barrages et la relance industrielle. À Alep, 250 usines textiles ont rouvert, générant 12 000 emplois. Le secteur pharmaceutique couvre désormais 65 % des besoins du pays. Un contrat stratégique de 7 milliards de dollars a été signé avec un consortium qatari, turc et américain pour moderniser le réseau électrique et augmenter la capacité de production de 5 GWh. Le groupe CMA CGM, dirigée par Rodolphe Saadé, homme d’affaires franco-syrien et fondateur du groupe, investit 150 millions de dollars dans la relance d’une ligne maritime entre la France et le port de Lattaquié, berceau historique de l’entreprise. Ce projet incarne le retour de la Syrie sur la scène économique régionale. D’autres partenariats ont été conclus dans les secteurs textile, agroalimentaire et médical. De nombreuses sociétés étrangères s’implantent, séduites par les avantages fiscaux et le potentiel immense du marché de la reconstruction.

Les liens financiers entre Damas et les grandes banques américaines vont-ils être rétablis ?

Le 19 juin 2025, la Syrie a réalisé sa première transaction bancaire internationale via SWIFT depuis 2011, marquant un pas vers la réintégration dans le système financier mondial. Des discussions sont en cours avec des banques américaines majeures pour établir des relations bilatérales. Depuis la réouverture de la bourse de Damas le 2 juin 2025, le gouverneur de la Banque centrale syrienne a annoncé l’ouverture prochaine de bureaux de banques américaines en Syrie. Cette réouverture facilitera l’accès aux crédits internationaux, les transferts des expatriés (4 milliards de dollars annuels) et la stabilisation de la livre syrienne. Le président Al Charaa voit dans ces avancées des « pas raisonnables vers la paix économique et la lutte contre la pauvreté », affirmant que la dignité du peuple syrien passe aussi par sa souveraineté nucléaire.

Que voulez-vous dire par « souveraineté nucléaire » de la Syrie ?

Suite aux récentes déclarations de Rafael Grossi, directeur général de l’AIEA, il convient de rappeler que lorsque le président syrien évoque « son intérêt pour l’exploration de l’énergie nucléaire à l’avenir », il ne s’inscrit ni dans une logique de menace ni dans une perspective d’agression régionale. Il réaffirme le droit souverain et inaliénable de tout État moderne à maîtriser les leviers stratégiques essentiels à sa sécurité, y compris, à long terme, ceux liés à l’énergie nucléaire, civile ou militaire, sans subir d’ingérences extérieures.