Le Liban a gaspillé 23 années à attendre la mise en place d’autorités de régulation dans les secteurs de l’électricité, de l’aviation et des télécommunications. Hormis la seule tentative dans les télécommunications — dont l’autorité a été mort-née et mise trois ans à être enterrée — toutes les autres autorités sont restées au centre d’interminables tiraillements. Et ce, malgré l’adoption de leurs lois respectives en 2002, en réponse aux exigences de réforme du premier sommet de Paris, condition préalable à l’obtention de prêts et d’aides internationales.
Récemment, la question des autorités de régulation a été sortie du « congélateur politique » dans lequel elle était maintenue par un consensus tacite contre leur formation. Le Liban ayant déjà récolté les fruits des conférences de Paris I, II et même III, ces instances sont désormais remises sur le feu pour être servies comme un « plat chaud » à la communauté internationale, dans l’espoir d’attirer davantage de financements. Cette stratégie a émergé après la conférence CEDRE de 2018, lorsque les responsables libanais ont compris que les bailleurs de fonds ne croyaient plus aux simples promesses, exigeant l’application effective des réformes comme condition incontournable à toute aide.
Des ministres s’activent sur les cadres réglementaires
Le ministre des Travaux publics et des Transports a déclaré à la télévision qu’un « cadre adéquat pour la formation de l’Autorité de régulation de l’aviation civile avait été finalisé et serait prêt dans les mois à venir ». Le ministre de l’Énergie et de l’Eau, Joe Saddy, a mené à terme toutes les procédures nécessaires à la nomination de l’autorité de régulation du secteur de l’électricité, lançant un appel à candidatures et transmettant les dossiers au ministère du Développement administratif. De son côté, le ministre des Télécommunications, Charles Hajj, a officiellement adressé à son homologue Fadi Makki les fiches de poste du conseil de l’Autorité de régulation des télécommunications.
La philosophie des autorités de régulation
La logique fondatrice de ces organes est de libérer les secteurs publics de la mainmise monopolistique pour les ouvrir à la concurrence, conformément aux dynamiques économiques mondiales. Objectif : attirer les investissements étrangers et maximiser l’exploitation des services essentiels. Dans son « Mémorandum de politique économique » présenté à Paris I, le Liban s’était engagé à cinq mesures stratégiques, dont trois principales :
- Créer un environnement propice à l’essor du secteur privé, permettant une croissance durable de l’économie ;
- Procéder à des privatisations dans le respect des meilleures pratiques et standards internationaux, garantissant une concurrence ouverte et équitable ;
- Réformer les finances publiques à travers des mesures structurelles génératrices de revenus, afin d’augmenter le ratio recettes/PIB.
Il allait de soi que ces objectifs ne pouvaient être atteints sans les autorités de régulation. L’ambition était de transformer les institutions publiques en sociétés anonymes modernes, cotées à la Bourse de Beyrouth — non pas pour les abandonner, mais pour en faire des partenariats public-privé. Ces autorités auraient pour mission, au-delà de l’octroi de licences, de réguler, surveiller et responsabiliser les acteurs des secteurs concernés.
Les lois de régulation adoptées en 2002
Au second semestre 2002, le Parlement libanais a adopté les lois fondatrices : la loi 431 (télécommunications) en juin, la loi 462 (électricité) en septembre, et la loi 481 (aviation civile) en décembre. Elles avaient en commun une vision justifiée par le besoin d’une législation progressiste, intégrant le secteur privé, évitant la bureaucratie, et répondant aux conditions des bailleurs internationaux. À titre d’exemple, les accords de prêts de la Banque mondiale et du Fonds koweïtien pour le développement (1995) visant la modernisation de l’aéroport de Beyrouth exigeaient la création d’un organisme autonome et indépendant pour sa gestion.
Des lois restées lettre morte
Malgré leur importance stratégique, ces lois sont restées inappliquées. L’avocate Christina Abi Haidar explique cela par la peur des ministres de voir ces instances miner leur pouvoir « souverain » et réduire leur emprise politique sur les secteurs de production et de services. « Ces autorités ne sont pas de simples organismes administratifs », affirme-t-elle, « mais des entités indépendantes dotées de larges prérogatives légales, conçues pour protéger les secteurs concernés de l’ingérence politique ».
Les ministres ont longtemps justifié les retards dans les décrets d’application par le besoin de modifier les lois d’abord. Certains ont même exigé l’élargissement des conseils d’administration de 5 à 6 membres pour se conformer à la fameuse règle du « 6 et 6 bis », symbole du partage confessionnel libanais. Pour Abi Haidar, l’objectif réel de ces modifications est de vider les autorités de leur substance, en les réduisant à de simples bureaux administratifs inféodés aux ministères, au lieu d’en faire des entités indépendantes.
La peur de la privatisation
Le but de ces lois n’est pas une privatisation totale, mais de briser les monopoles d’État tout en limitant la participation du privé. Ainsi, dans le secteur de l’électricité, la loi prévoit une société publique dont l’État détient plus de 51 % des parts. La participation privée est plafonnée à 49 %, concentrée sur la production et la distribution, notamment au cours des cinq premières années.
Contrairement au discours alarmiste qui entoure ce sujet depuis plus de vingt ans, les ministres conserveraient un rôle de premier plan, même après la création des autorités de régulation. Ils resteraient chargés de la politique publique, des relations avec les acteurs internationaux et de la proposition des membres de ces conseils. C’est là le rôle institutionnel des ministères, tandis que les autorités régulatrices assureraient de manière indépendante la gestion et la supervision des secteurs.
Une première pierre, pas une solution miracle
La nomination des conseils d’administration ne permettra pas de rétablir l’électricité 24h/24, de baisser le prix des billets d’avion ni de rendre les télécommunications plus accessibles que l’air que l’on respire. Mais selon Abi Haidar, il s’agit là de « la première pierre, essentielle ». Et sans édifier par-dessus cette pierre des structures solides, par l’application intégrale des lois 462, 481 et 431, rien ne changera. L’exemple le plus probant reste l’autorité de régulation des télécoms, créée en 2007, puis dissoute sans bruit en 2010 après la démission de son président, l’actuel ministre des Déplacés, Kamal Shehadeh.
Abi Haidar insiste pour que le décret de création de l’autorité de régulation de l’électricité inclue un délai pour l’élaboration de son règlement intérieur, le démantèlement du monopole d’Électricité du Liban, et la mise en œuvre d’une participation réelle du secteur privé. Sans quoi, l’échec du modèle des télécommunications pourrait se répéter.
Si la création de ces autorités vise simplement à rassurer la communauté internationale — à l’image des dizaines d’instances vides de contenu créées par le Liban, sans personnel ni budget — alors mieux vaut ne pas les créer du tout. Car la fabrication de l’illusion est infiniment plus dangereuse que le maintien d’une lueur d’espoir, aussi fragile soit-elle, pour les Libanais comme pour les observateurs internationaux.