Une fois de plus, les cartes sont étalées sur la table. Et d’un simple trait de plume, des frontières peuvent être déplacées, des pays divisés ou remodelés, et de nouvelles nations surgir. Mais une question demeure cruciale : qui tient la plume ?
Le danger, aujourd’hui, est que la carte du Liban figure parmi celles que l’on envisage de redessiner – avec des frontières probablement plus étroites qu’à présent. Dans cette nouvelle partie géopolitique, les cartographes sont les acteurs majeurs du Moyen-Orient, tandis que le Liban, miné de l’intérieur, brille par son absence. Son gouvernement, paralysé par ses divisions internes, n’est même pas convié.
Fracturé de l’intérieur, le Liban pourrait bientôt apparaître sur les cartes comme un pays déjà morcelé selon ses lignes de faille confessionnelles. L’histoire, après tout, est mue par la puissance. Depuis le traité de Westphalie en 1648, qui a instauré le concept d’État-nation, les puissances ont cherché à s’étendre — souvent selon des critères ethniques, religieux ou sectaires. Israël, plus que tout autre État de la région, s’est emparé de cette logique. Son expérience démontre que, malgré ses discours de paix, elle poursuit inlassablement des « frontières élastiques », qu’elle cherche à étendre dès qu’une instabilité régionale lui en donne le prétexte ou la justification sécuritaire.
Les déclarations récentes de certains dirigeants mondiaux et régionaux ne font qu’attiser l’inquiétude. Lors de sa campagne présidentielle, Donald Trump a estimé qu’Israël était « trop petit » et devait être agrandi — allant même jusqu’à évoquer l’annexion du Groenland et du Canada par les États-Unis. De son côté, Nabih Berri, président du Parlement libanais depuis 1993, affirmait en 2011 que la guerre en Syrie pourrait se conclure par l’annexion du Golan druze par Israël, la séparation de Soueïda, et la division du Liban si la « révolution » syrienne triomphait.
Il y eut aussi les propos de l’ancien chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, avertissant que la chute du régime syrien marquerait le début d’un éclatement généralisé du Moyen-Orient. Puis les récentes déclarations troublantes de l’émissaire américain Tom Barack évoquant une « Grande Syrie ». Un schéma se dessine : la forme actuelle du Liban — née en 1920 — est en péril. Et le risque n’est pas l’expansion… mais le rétrécissement.
Ces déclarations ne sont pas anodines : elles sont un prélude. Les mots préparent les esprits. Ils banalisent l’exceptionnel. Alors pourquoi ne pas craindre l’absorption de Tripoli par la Syrie ? Ou l’annexion du mont Hermon et de Soueïda par Israël ? Ou l’intégration du Sud libanais à la « Haute Galilée » ? Tout cela pourrait sembler être des atteintes flagrantes à la souveraineté du Liban — mais soyons honnêtes : cette souveraineté a déjà été trahie de l’intérieur par ceux-là mêmes qui étaient censés la défendre, soumis aux diktats de parrains étrangers en déclin.
Même sans complot, le système politique libanais porte en lui les germes de sa propre désintégration. Et si Tom Barack a tenté de rectifier ses propos — invoquant un choix de mots maladroit — le mal était fait. L’amertume et la peur, elles, demeurent.
Dans ce contexte, trois trajectoires se dessinent :
1. La théorie du faux pas :
Et si les déclarations de Barack n’étaient qu’un dérapage — une erreur diplomatique trahissant le pessimisme ambiant des cercles fermés sur l’avenir du Liban ? Lui-même d’origine libanaise, nombreux étaient ceux qui espéraient qu’il réviserait rapidement ses propos, ce qu’il a fini par faire. Mais combinés à la franchise brutale de sa prédécesseur, Morgan Ortagus, les Libanais restent en droit de se demander : que veulent réellement les États-Unis pour le Liban ?
2. La théorie de la recomposition stratégique :
Cette piste suppose un plan concerté, élaboré par des stratèges géopolitiques disséquant les fractures ethniques et confessionnelles du Levant. L’objectif serait de redessiner les frontières pour les adapter aux réalités démographiques actuelles — au nom de la sécurité mondiale, et surtout israélienne. Dans ce scénario, Israël annexerait le mont Hermon et le Sud libanais, incluant le fleuve Litani. La Syrie, elle, récupérerait la province ottomane de Tripoli, étendant ainsi sa façade maritime. Les communautés chrétienne et druze, piliers fondateurs du Grand Liban, se retrouveraient confinées dans un Liban réduit à son noyau initial. Les Druzes, attirés par une alliance avec Israël et leurs frères de Soueïda, pourraient basculer. Mais le drame absolu de ce scénario cauchemardesque ? La communauté chiite perdrait ses bastions historiques au Sud et au Nord, dans la région du Hermel.
3. Le scénario de la guerre :
Ce scénario imagine un conflit déclenché entre les principales communautés libanaises, engendrant trois zones de sécurité favorables à Israël. La première existe déjà : la bande frontalière interdite de retour à ses habitants. La deuxième s’étendrait jusqu’au Litani, en proie à une instabilité constante. La troisième engloberait le reste du Liban, au nord du Litani — vulnérable aux frappes israéliennes préventives. Les troubles récents à Soueïda ont mis en lumière la fragilité des coalitions internes du Liban. Hormis les chrétiens, partisans d’une position neutre, les autres composantes ont rapidement été happées dans le conflit — avant que des voix sages n’interviennent pour calmer les tensions et éviter l’affrontement confessionnel.
Malgré tous ces périls, l’État libanais agit comme tout, sauf comme un « Grand Liban ». Il continue de gaspiller un temps précieux, enlisé dans ses tiraillements internes. S’il veut survivre sous sa forme actuelle, ses composantes doivent s’unir. La faction confisquée doit réintégrer le consensus national pour permettre à l’État de retrouver sa cohésion et parler d’une seule voix sur la scène internationale. Ce n’est qu’à ce prix que le Liban pourra réintégrer la table des cartographes — non plus en tant que territoire à remodeler, mais comme acteur souverain défendant ses frontières.
Il est temps de cesser de tout faire porter à un seul homme — le président Joseph Aoun. L’Accord de Taëf a attribué le pouvoir exécutif au Conseil des ministres, le pouvoir législatif au Parlement, et le pouvoir judiciaire au Conseil supérieur de la magistrature. Ces institutions doivent exercer pleinement leurs prérogatives, dans le respect de la Constitution — sans improvisation ni décisions unilatérales — pour assurer un partage réel des responsabilités. Après tout, un président, même placé au sommet des institutions, ne peut accomplir de miracles.
Le temps presse. La carte du Liban est sur la table — et le Liban, lui, est absent de la salle. La seule manière de regagner sa place, c’est par une action gouvernementale urgente, coordonnée. Ce n’est pas seulement souhaité — c’est vital.
L’histoire est en marche… et la géographie avec...