Les Libanais sont sur le point d’oublier – ou de négliger – l’un des moments les plus glorieux de leur histoire nationale : une commémoration qui, il y a 109 ans, a rassemblé toutes les confessions et communautés du pays, jetant ainsi les bases du Grand Liban en 1920, de la Constitution fondatrice de 1926 et de l’indépendance de 1943. Il s’agit de la mémoire des martyrs exécutés par l’Empire ottoman sur les potences de la place des Canons, à Beyrouth, le 6 mai 1916.

Cet oubli – ou ce refoulement – est peut-être dû à la succession ininterrompue de martyrs libanais tombés au fil des conflits internes et des guerres menées sur le sol libanais, souvent avec un sang plus libanais qu’étranger. Il s’explique peut-être aussi par la double symbolique de cette date, également appelée « Journée des martyrs de la presse », en référence aux journalistes et aux intellectuels pendus pour leurs opinions libres.

Mais malgré le siècle écoulé, la mémoire de ces martyrs doit perdurer – au moins comme une date officielle – pour rappeler le sens profond de ce sacrifice fondateur et inciter à s’en inspirer afin de consolider l’unité nationale, au-delà des clivages confessionnels et régionaux.

De la même manière que le sang des martyrs du 6 mai s’est uni, l’État libanais, son peuple et ses institutions doivent œuvrer à l’unification de la mémoire de tous les martyrs tombés dans les différentes étapes des conflits successifs. Il ne saurait y avoir de hiérarchie, de classement ou d’oubli entre eux.

Un exemple fort de cette unité s’est manifesté lors de la « Révolution du Cèdre », ou « Intifada de l’indépendance », le 14 mars 2005. Ce jour-là, toutes les confessions se sont réunies autour de leurs martyrs : Kamal Joumblatt, Bachir Gemayel, Rafic Hariri, René Moawad, le mufti Hassan Khaled et bien d’autres tombés pour leurs positions politiques ou leur liberté d’expression – parlementaires, journalistes, figures de l’opinion, religieux. Sans oublier la disparition de l’imam Moussa Sadr.

La véritable leçon à tirer de la mémoire des martyrs du 6 mai 1916 comme de ceux du 14 mars 2005, c’est l’unité de leur sang et la portée nationale de leur message. Ces commémorations ne doivent pas se limiter à des rappels symboliques ou à des célébrations folkloriques.

Le salut du Liban passe par la sortie de l’enfermement communautaire dans l’hommage aux martyrs, et par la reconnaissance mutuelle de tous ceux tombés, quel que soit le lieu ou l’agenda étranger sous lequel ils ont péri.

Accéder à une vie stable et à un État souverain impose de passer de la malédiction qui consiste à sanctifier les martyrs d’une seule confession à la bénédiction d’honorer les martyrs de la nation. Et tout commence par retrouver le sens profond du sacrifice consenti sur la place des Canons, devenue place des Martyrs, puis place de la Liberté. Dans ce nom réside le véritable projet d’un Liban libre et uni.