Lorsque le patriarche Béchara Raï lança pour la première fois son appel à la neutralité du Liban, dans son homélie depuis Dimane (5 juillet 2020), puis à travers le document intitulé « Mémorandum pour le Liban et la neutralité active » (17 août 2020), les réactions politiques et médiatiques furent diverses : entre adhésion, réserve, prudence et rejet virulent. Les opposants les plus radicaux n’ont pas hésité à l’attaquer, le condamner, voire l’accuser de trahison.

Pourtant, le patriarche a persévéré, cinq années durant, à expliquer les bienfaits de la neutralité comme voie de salut pour le Liban face aux conflits régionaux qui le cernent, le traversent et l’épuisent. Sa position s’inscrit dans la philosophie fondatrice du Liban, conçu dès 1920 — avec la proclamation du Grand Liban — comme un État neutre entre l’Orient et l’Occident, selon l’esprit du Pacte national de 1943 et la déclaration du gouvernement de l’indépendance.

Les critiques les plus virulentes sont venues des milieux du Hezbollah et des cercles liés à ce que l’on a appelé « l’Axe de la résistance », défenseurs de « l’unité des fronts », concept qui a signifié dans les faits l’ouverture des frontières libanaises et l’annexion du pays à des théâtres de conflits extérieurs. Mais depuis quelques semaines, ces voix se sont peu à peu tues, et ce pour deux raisons principales :

D’abord, les conséquences dévastatrices de la « guerre de soutien » menée par procuration au nom de l’Axe, et ses répercussions toujours plus lourdes.

Ensuite, l’entrée du président Joseph Aoun dans l’arène politique avec un discours d’investiture évoquant la « neutralité positive ».

Certes, la partie de son discours axée sur le monopole des armes par l’État a éclipsé médiatiquement l’appel à la neutralité. Pourtant, que l’on parle de neutralité « active », « positive » ou « efficace », il s’agit d’une question existentielle pour le Liban. Sa mise en œuvre s’impose dans l’intérêt de l’État tout entier, mais aussi de chacune de ses communautés, afin de faire du pays un État stable, détaché des conflits régionaux qui l’ébranlent depuis plus d’un demi-siècle.

Chacun comprend aujourd’hui que la neutralité du Liban ne signifie nullement un abandon de son attachement aux légitimités arabe et internationale, ni de son engagement en faveur des causes justes et des droits des peuples à la liberté et à la paix.

Face aux évolutions récentes, aux guerres prolongées et à leurs drames sociaux, humains et économiques — qui ont frappé en premier lieu l’environnement chiite, sous le slogan désastreux de « l’unité des fronts » —, le discours hostile à la neutralité s’efface peu à peu. Un débat calme et discret émerge aujourd’hui sur la neutralité comme voie de salut, notamment au sein même de cette communauté, qui fut pourtant la plus farouche à la rejeter.

Il est vrai que cette relance de l’appel à la neutralité vient des milieux chrétiens — spirituels, politiques, sociaux, économiques et culturels —, mais elle trouve un écho favorable chez d’autres communautés. Les sunnites et les druzes, historiquement attachés à l’unité arabe traditionnelle, ont depuis la « Révolution du 14 mars », il y a vingt ans, fait leur ce principe : « Le Liban d’abord », refusant toute implication du pays dans les conflits régionaux.

Il convient aussi de souligner que cette tendance à la neutralité s’étend désormais au monde arabe lui-même. Des pays clés comme ceux du Conseil de coopération du Golfe, la Jordanie, l’Égypte et d’autres États arabes adoptent une politique de neutralité réelle face aux grandes puissances. L’Arabie saoudite, en particulier, s’impose comme un modèle avancé d’équilibre diplomatique entre les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Europe. Elle est devenue un terrain de dialogue et de résolution des conflits. Il va de soi que le Liban a toute légitimité à s’inscrire dans cette dynamique et à retrouver sa mission historique.

Quant à la communauté chiite, plongée dans un conflit régional sous la bannière de l’Axe iranien, et en contradiction avec son rôle historique de composante fondatrice du Liban, elle fait aujourd’hui face à une épreuve existentielle. Cela a ouvert un débat chez plusieurs de ses figures intellectuelles et leaders d’opinion, remettant en cause l’utilité de maintenir un alignement stratégique transfrontalier, de plus en plus pesant sur son présent et son avenir.

Alors que les communautés chrétienne, sunnite et druze aspirent à la stabilité et ont pris conscience, à la lumière de leurs propres épreuves, de l’importance de la neutralité du Liban, la communauté chiite, autrefois la plus véhémente dans son refus, apparaît aujourd’hui comme celle qui en a le plus besoin. La neutralité constitue pour elle une porte de sortie, peut-être la seule, face à une impasse historique, comme ce fut le cas pour d’autres communautés engagées dans des alliances régionales et internationales qui leur ont coûté cher.

Ses dirigeants mesurent l’ampleur de son isolement croissant au Liban et dans le monde arabe, ainsi que la détérioration de ses relations régionales — notamment après l’effondrement du régime de Bachar al-Assad en Syrie, les impasses du Hachd al-Chaabi en Irak, des Houthis au Yémen, et les difficultés croissantes de la République islamique d’Iran.

Évidemment, il n’est pas facile pour une direction qui a entraîné sa communauté dans l’Axe de la résistance d’envisager un retour en arrière. Mais le réalisme politique finit toujours par s’imposer. On ne peut pas convaincre « tout le monde, tout le temps » de rester fidèle à des engagements qui ont montré leurs limites, voire leur échec, au prix de périls croissants.

Viendra un jour où la volonté de tous les Libanais — y compris celle de la communauté chiite sortant d’une épreuve destructrice — convergera vers une appartenance commune à une patrie souveraine, fondée sur la neutralité constructive. Les expériences passées d’alignement sur des puissances extérieures et de participation à des « guerres par procuration » seront définitivement abandonnées.

Alors, tous découvriront que la neutralité face aux conflits extérieurs favorise les compromis internes, renforce les libertés et les identités propres à chaque groupe, stimule les interactions sociales et humaines, ouvre le pays au monde et désamorce les conflits hérités du passé.