À peine quelques heures écoulées depuis le départ du pape Léon XIV du Liban — après une visite spirituelle et politique profonde placée sous le slogan « Heureux les artisans de paix » — que les contours d’une nouvelle phase politique, extrêmement délicate, ont commencé à apparaître. Une phase qui place effectivement le Liban devant une épreuve inédite dans son histoire moderne : celle du passage d’une logique de « cessez-le-feu fragile » à celle de la « gestion post-guerre », sur les plans politique, économique et sécuritaire… et peut-être diplomatique.
En moins de 24 heures, trois développements rapides se sont produits — qu’il est impossible de dissocier. Le premier est une déclaration sans précédent du Premier ministre Nawaf Salam, liant toute normalisation avec Israël à un volet économique qui suivrait un accord de paix. Le deuxième est la tenue, à Naqoura, de la quatorzième session du « Mécanisme », avec la participation de civils pour la première fois. Le troisième est la nomination officielle de l’ancien ambassadeur Simon Karam — par décret du président, le général Joseph Aoun — à la tête de la délégation libanaise chargée des négociations.
Ces évolutions ne constituent pas de simples ajustements techniques dans la gestion du conflit ; elles reflètent un changement structurel dans l’approche de l’État libanais à l’égard de la frontière sud et de sa relation ancienne avec ce conflit qui dure depuis des décennies.
Nawaf Salam ouvre la porte… mais à condition qu’il y ait la paix
Lorsque le Premier ministre Nawaf Salam a affirmé explicitement que « les discussions économiques feront partie de tout processus de normalisation avec Israël, lequel doit suivre un accord de paix », il ne lançait pas une déclaration médiatique anodine. Il posait la première pierre d’une possible transformation du rôle même de l’État libanais au sein de l’équation du conflit.
Salam a réaffirmé l’engagement du Liban envers l’Initiative de paix arabe de 2002, en posant une condition claire : d’abord la paix… ensuite la normalisation. Il a toutefois reconnu, avec un réalisme politique lucide, que le Liban « reste éloigné » d’un tel chemin.
Israël, de son côté, a réagi rapidement. Le bureau du Premier ministre Benjamin Netanyahou a annoncé l’envoi d’un émissaire pour rencontrer des responsables libanais « afin de jeter les bases de relations et de coopérations économiques ». En pratique, cela signifie que Tel-Aviv a commencé à déplacer l’idée de coopération d’un cadre sécuritaire vers un cadre civil et économique — même si ce n’est qu’à ses débuts.
Le message est clair : Israël veut transformer le cessez-le-feu en plateforme de négociations économiques, ouvrant la voie à des pistes plus larges. La position officielle du Liban, quant à elle, tente un équilibre délicat : aucune normalisation sans paix, mais pas de rupture totale avec le processus de négociation internationale.
Le “Mécanisme” passe du militaire au politique
Le développement le plus révélateur a été la tenue du Comité de suivi de la cessation des hostilités — le « Mécanisme » — à Naqoura, avec la présence de civils pour la première fois. Parmi les participants figuraient l’ancien ambassadeur libanais Simon Karam, le membre du Conseil de sécurité national israélien Uri Resnick, sous le parrainage direct de l’émissaire américaine Morgan Ortagus.
Ce passage d’un cadre purement militaire à un cadre politico-civil signifie que le « Mécanisme » n’est plus seulement une salle de coordination sécuritaire entre deux armées. Il devient une plateforme préparatoire à un processus de négociation politico-économique de long terme.
Le communiqué de l’ambassade des États-Unis à Beyrouth était explicite quant à l’objectif :
« Faciliter les discussions politiques et militaires visant à atteindre la sécurité, la stabilité et une paix durable pour toutes les communautés affectées par le conflit. »
En d’autres termes, le Liban n’est plus seulement un théâtre d’affrontements ; il est devenu un sujet de « délimitation de l’avenir » — et pas seulement de délimitation des frontières.
La signification du choix de Simon Karam
La nomination de l’ancien ambassadeur Simon Karam à la tête de la délégation libanaise n’est pas un détail administratif — c’est un choix profondément politique. Karam est un ancien diplomate à Washington, un ancien gouverneur de Beyrouth et de la Békaa, un avocat, un critique déclaré des armes en dehors de l’État et l’une des figures précurseures de l’opposition à la tutelle syrienne. L’État a donc choisi une personnalité non militaire, non partisane, souverainiste assumée et dotée d’un réseau international solide.
Également significatif, politiquement, ce n’est pas seulement son profil, mais son timing. En 1999, Karam avait prédit qu’Israël se retirerait du Liban avant l’an 2000 — une affirmation jugée exagérée à l’époque, mais qui s’est avérée juste. Plus récemment, il a averti que « les conditions de fin de guerre sont plus lourdes que la guerre elle-même », en référence à la « guerre d’appui » — une analyse, encore une fois, prémonitoire.
Quelle place pour le Hezbollah dans cette équation ?
Voici la question centrale. Le dernier cycle de Naqoura s’est tenu plus d’un an après le cessez-le-feu avec le Hezbollah, et après une vague intense de frappes israéliennes que Tel-Aviv affirme viser « la reconstruction des capacités ». Pourtant, le Hezbollah était absent — formellement et indirectement — de toute représentation ou influence, même en marge du « Mécanisme ».
Ce qui devient de plus en plus visible, c’est que la nouvelle équation repose sur le schéma suivant :
L’État négocie, la communauté internationale parraine, Israël exerce une pression, et le Hezbollah est progressivement exclu politiquement et limité fonctionnellement au sud.
Le Pape et l’État qui se réveille tard
La visite du Pape ne peut être dissociée de ce contexte. Son slogan, « Heureux les artisans de paix », n’était pas seulement une exhortation spirituelle ; c’était un signal politique et moral indiquant que le Liban se tient à un carrefour : soit il devient un État capable de garantir la paix dans le cadre de la souveraineté, soit il demeure un terrain ouvert aux conflits des autres — des conflits qui l’ont épuisé durant les cinquante dernières années.
À la suite de la visite, nous avons vu l’État commencer à bouger : politiquement à Naqoura, diplomatiquement via Washington, et économiquement à travers des canaux de normalisation conditionnelle. Mais une question essentielle demeure :
L’État agit-il depuis son propre centre décisionnel… ou sous l’effet de pressions externes ?
Le Liban est entré dans la “zone grise” la plus dangereuse
Le Liban n’est pas encore engagé dans une normalisation, et il ne s’accroche plus totalement à la formule du « ni-guerre, ni-paix ». Il se situe dans l’espace le plus précaire : entre sécurité et politique, entre économie et souveraineté, entre autorité de l’État et puissance armée, entre supervision internationale et indépendance réelle.
On peut affirmer que la nomination de Simon Karam, la présence de Morgan Ortagus et les déclarations de Nawaf Salam ne sont pas des événements isolés, mais les maillons d’un même parcours :
un parcours visant à placer le Liban sur la voie d’une négociation globale, sous un titre large : “Mettre fin à l’ère d’un Sud en dehors de l’État… et le réintégrer au cœur de la décision nationale, même au prix d’un coût régional élevé.”
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