Chaque fois que les tensions entre la Turquie et Israël s’apaisent ou diminuent en raison de nouveaux développements, les flammes du désaccord se rallument, indiquant clairement que Ankara est désormais devenue le principal défi d’Israël après tous les bouleversements récents qui ont redessiné la région. Les grandes transformations qu’a connues le Moyen-Orient ces dernières années, notamment la chute de l’ancien président syrien Bachar el-Assad, la série de frappes israéliennes visant l’axe dirigé par l’Iran et incluant le « Hamas » et le « Hezbollah », ainsi que l’affaiblissement de cet axe, ont ouvert la voie au retour de la Turquie comme acteur régional central.
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a habilement exploité ces évolutions à son avantage depuis les frappes israéliennes au Liban, renforçant considérablement son influence régionale en Syrie, tout en étendant son rayonnement dans d’autres régions, notamment en Asie et en Afrique. Cette fois, cependant — et c’est ce que redoutent les Israéliens — la Turquie ne sera pas seulement une nouvelle version de l’Iran dans la région, mais une puissance plus forte encore. En tant que chef de file de l’axe sunnite, elle bénéficie d’une protection américaine que l’Iran n’a jamais eue, en plus d’avantages économiques et militaires liés à son appartenance à l’OTAN, autant d’atouts que Téhéran ne possède pas.
Pour Israël, cela signifie que la Turquie, dirigée par le Parti de la justice et du développement (AKP) inspiré des Frères musulmans, peut désormais étendre son influence et diriger ce que les Israéliens appellent « l’axe sunnite radical » cherchant à remodeler la région, face à un Premier ministre Benjamin Netanyahou de plus en plus isolé et politiquement affaibli sur la scène américaine. Ces dernières semaines, Erdoğan a joué un rôle clé en exerçant des pressions sur le « Hamas », la branche palestinienne des Frères musulmans, afin qu’il accepte la vision du président américain Donald Trump pour un cessez-le-feu dans la bande de Gaza.
Trump, en retour, souhaite le récompenser en associant la Turquie à la reconstruction de Gaza, dans le cadre d’une force internationale chargée de stabiliser la situation. Il considère Erdoğan comme « un homme noble et un allié digne de confiance », qui a su bâtir avec lui une relation personnelle pragmatique, gagnant ainsi sa confiance lors de leur coopération en Syrie. Ankara, désireuse de retrouver sa place après une période de marginalisation, voit dans cette initiative une occasion pour Erdoğan de se forger un nouveau capital politique interne, en se présentant — comme le dépeint la presse qui lui est acquise — comme le leader du monde islamique.
Israël rejette fermement cette perspective, qu’il considère comme une menace directe à sa sécurité. L’État hébreu se montre extrêmement méfiant envers toute implication turque dans la région, surveille avec inquiétude l’expansion d’Ankara vers le nord et l’accuse de soutenir le « Hamas ». Les tensions ont atteint un niveau tel que Netanyahou et Erdoğan s’échangent désormais publiquement des accusations virulentes. Les milieux de la droite israélienne estiment qu’éliminer les menaces posées par l’Iran et le « Hezbollah » pour les remplacer par celles de la Turquie, du Qatar et des Frères musulmans à Gaza ne serait pas une solution, mais constituerait au contraire une « catastrophe sécuritaire ».
Il convient de rappeler que la Turquie s’est jointe à la plainte déposée par l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de Justice, l’accusant de génocide sous occupation. Il y a quelques jours, la justice turque a émis 37 mandats d’arrêt à l’encontre de responsables israéliens, accusés de « génocide et de crimes contre l’humanité » à Gaza. Parmi eux figurent Netanyahou, le ministre de la Défense Israël Katz, le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir et le chef d’état-major de l’armée, le général Eyal Zamir. Israël a réagi avec virulence sur le plan diplomatique, qualifiant Erdoğan de tyran et exploitant ces poursuites dans sa bataille visant à empêcher toute présence turque à Gaza.
Ankara, toutefois, semble déterminée, avec l’assentiment de Washington, à obtenir sa part du gâteau de l’après-guerre. Sur le plan de la reconstruction, la Turquie y voit à la fois une opportunité économique et politique. Forte de sa longue expérience dans les projets d’infrastructure et de déblaiement des décombres, elle est bien placée pour participer à des chantiers estimés à plusieurs dizaines de milliards de dollars. La Turquie considère ce nouveau rôle comme une occasion historique de restaurer son influence au Moyen-Orient et de renforcer sa position auprès des États-Unis.
Une contre-offensive turque et des réserves arabes
Entre-temps, un nouvel indice des intentions d’Ankara est apparu à travers une contre-offensive lancée quelques jours après la conférence de Charm el-Cheikh. À Istanbul, les ministres des Affaires étrangères de plusieurs pays musulmans — la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats arabes unis, la Jordanie, le Pakistan et l’Indonésie — se sont réunis et ont appelé à accélérer les efforts de réconciliation palestinienne et à transférer l’administration de Gaza à l’Autorité palestinienne, dans le cadre d’un accord interpalestinien placé sous parrainage islamique. Ils ont exigé qu’un règlement juste et durable de la question palestinienne précède toute passation administrative du territoire, tout en proposant des mécanismes de contrôle et des comités de suivi pour garantir la mise en œuvre de la deuxième phase du plan.
C’était la réponse de la Turquie à Israël, Ankara se positionnant, aux côtés du Qatar, comme garante du « Hamas » dans le cadre d’une position arabe et islamique, avant toute saisine du Conseil de sécurité concernant la création d’une force internationale à Gaza, à laquelle la Turquie souhaite participer. Avant cette réunion, Erdoğan avait effectué une tournée rapide au Qatar, au Koweït et à Oman afin de consolider ses soutiens et de rallier des appuis en matière de commerce, d’investissement, d’énergie et de défense.
Israël, de son côté, mise sur la méfiance de certains pays arabes vis-à-vis de tout rôle expansionniste turc à Gaza. Le rôle arabe dans la reconstruction avait été prévu dès le début de la guerre pour l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, tandis que le Qatar suscite lui-même des réserves. Les Israéliens estiment qu’une présence turque équivaudrait à une implantation militaire dangereuse du « Hamas » sur le terrain, ce que des capitales arabes telles que Riyad, Abou Dhabi et Amman rejettent catégoriquement. Les dirigeants de la droite israélienne ont envoyé un message clair : le déploiement de troupes turques à Gaza reviendrait à placer une force militaire de niveau OTAN aux côtés du « Hamas », lui offrant une occasion inédite d’assurer son approvisionnement en armes et en vivres, ainsi que d’acquérir un soutien militaire professionnel. Une telle situation reviendrait, selon eux, à garantir la protection du « Hamas » et à renforcer son pouvoir.
L’affrontement turco-israélien pourrait atteindre son paroxysme. Israël pourrait parvenir à marginaliser Ankara, ou la question pourrait être réglée en accordant à la Turquie un rôle plus large limité aux volets politique, économique, humanitaire et de reconstruction, voire à un rôle logistique supervisant les couloirs d’aide sans présence militaire directe. Si Israël est contraint d’accepter un tel compromis, cela indiquera la nature de la prochaine phase du bras de fer avec la Turquie, non seulement à Gaza mais aussi sur le théâtre plus vaste de la Syrie, où se joue la bataille la plus décisive de la guerre froide régionale entre le Grand Israël et le néo-ottomanisme.
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