Dans les pages de l’histoire contemporaine du Liban, la mémoire populaire ne se limite pas aux événements politiques ou militaires. Elle garde aussi le souvenir d’histoires pleines de charme et de simplicité, qui, malgré leur apparente légèreté, portent une profonde dimension symbolique liée à l’histoire d’un pays.
Le 22 novembre 1943, date de la proclamation de l’indépendance du mandat français, le Liban commençait à tracer son chemin vers la construction de ses institutions nationales. La création du « premier bataillon de tireurs d’élite » fut la première pierre dans l’édification d’une armée libanaise indépendante, et donc un pas fondamental vers l’État souverain.
En 1946, le commandement de l’armée organisa le tout premier défilé militaire officiel à Beyrouth. Ce défilé ne fut pas simplement une parade militaire, mais bien une proclamation symbolique de la naissance de la nation.
Au cœur des préparatifs de cet événement, un paysan de la famille Aalam, surnommé « Abou el-Chabab », originaire du village de Biskinta adossé au mont Sannine, offrit au premier bataillon de tireurs une surprise inattendue : une chèvre de montagne. Ce cadeau, en apparence singulier, revêtait en réalité une forte charge symbolique. La chèvre représentait la montagne libanaise, fière, robuste, tenace et indomptable.
Le commandement du bataillon décida de faire de ce présent une surprise pour le défilé: la chèvre ouvrirait le cortège militaire, précédant officiers et soldats, vêtue d’un costume spécialement conçu pour l’occasion.
Ce qui se produisit par la suite dépassa toutes les attentes : la chèvre participa aux entraînements du défilé et fit preuve, selon les soldats, d’un « sens de la discipline obstiné ». Le jour du défilé, elle marcha fièrement en tête des rangs, sous les applaudissements chaleureux des responsables et du public. Elle passa alors du statut de simple cadeau à celui de symbole attachant, aussi bien pour les citoyens que pour les militaires.
Derrière l’aspect amusant de la scène, la « chèvre de l’indépendance » n’était pas une blague. Elle véhiculait de nombreuses significations:
· L’enracinement du peuple dans sa terre, la chèvre étant le symbole de l’environnement montagnard difficile, à l’image de la résilience du peuple libanais face aux épreuves.
· L’implication du citoyen dans la construction de l’État, puisque ce cadeau ne venait pas d’un homme politique ou d’un chef militaire, mais d’un humble paysan. C’était un message clair : le pays se construit avec les mains de ses citoyens.
· L’équilibre entre le pouvoir officiel et le peuple, car la présence de la chèvre ajoutait une touche humaine à cette démonstration militaire, au moment même de la naissance de la nation.
La participation de la chèvre ne fut pas un événement isolé. La tradition fut renouvelée lors de défilés ultérieurs, et la « chèvre de l’indépendance » devint un épisode attachant de la mémoire nationale, raconté avec nostalgie et fierté.
C’est une histoire qui rappelle que la construction de la patrie ne revient pas uniquement aux élites, mais commence parfois avec une chèvre... qui traîne derrière elle les symboles du peuple simple, la force de la terre et sa résistance.
L’histoire de la « chèvre de l’indépendance » incarne non seulement la manière dont un symbole modeste peut porter en lui les sentiments d’appartenance et d’attachement à la terre, mais elle raconte aussi la détermination d’un peuple à faire du Liban une patrie définitive pour tous ses enfants, et non un champ de discorde.
Aujourd’hui, le citoyen libanais ne peut qu’attendre, avec un espoir silencieux, un nouveau cadeau… Peut-être une autre chèvre, porteuse cette fois d’un signe d’espoir pour un pays à la hauteur de ses aspirations.
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